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Janet Epp Buckingham est professeure agrégée à l’Université Trinity Western et assume les fonctions de directrice du Centre de leadership Laurentien, un programme d’éducation permanente axé sur les politiques publiques avec hébergement incorporé établi à Ottawa. Auparavant, elle était directrice, droit et politiques publiques auprès de l’Alliance évangélique du Canada. Elle est avocate spécialiste de la liberté religieuse et des droits de la personne. Mme Buckingham a obtenu son baccalauréat en droit de l’Université Dalhousie. Elle a été admise au barreau et a exercé le droit en Nouvelle‑Écosse et en Ontario. Elle a obtenu son doctorat en droit à l’Université de Stellenbosch, en Afrique du Sud, et sa thèse comparait la liberté religieuse au Canada et en Afrique du Sud.

Résumé

La première étape de l’élaboration d’une interface entre une société laïque et la religion consiste à définir le rôle de l’état « laïque ». Cet article cerne quatre interprétations du sens de « laïque » et présente des causes judiciaires qui utilisent différentes interprétations. En outre, il présente des raisons impérieuses en faveur de la protection des droits religieux. Après avoir examiné certains conflits frappants entre la religion et l’état laïque, l’auteure préconise l’inclusion totale des adeptes religieux dans la société canadienne.

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Chaque société a une culture dominante dont les racines sont généralement religieuses. Le Canada avait un éthos judéo-chrétien jusqu’à la montée de la laïcité dans les années 60. L’avènement de la Charte en 1982 a accéléré la laïcisation de la société canadienne. La laïcisation signalait que l’on abandonnait la religion comme source dominante des mœurs dans le monde occidental. Elle est également caractérisée par la montée de l’individualisme qui donne à l’individu plus d’importance qu’à la communauté. L’appartenance religieuse n’a plus d’importance pour la société canadienne, elle a plutôt tendance à éveiller des soupçons. Comment peut‑on alors justifier l’accommodement des adeptes des religions?

La religion est un élément fondamental de la dignité humaine. Pour de nombreux adeptes, elle est beaucoup plus qu’un choix de mode de vie, elle est leur essence propre. Enfreindre la liberté religieuse d’une personne ou l’obliger à désobéir à ses croyances religieuses, c’est attaquer son essence même[1]. Des études sociologiques ont démontré l’apport positif de l’appartenance religieuse pour le rendement scolaire, la vie de famille, le bien‑être et la contribution à la vie communautaire[2]. Les religions sont également le cadre des rites de passage marquant la naissance, le mariage et la mort.

Les religions encouragent généralement leurs adeptes à avoir un comportement éthique et à respecter les lois. Les adeptes religieux s’efforcent d’obéir aux lois et de respecter l’autorité de l’État. La religion favorise par conséquent une responsabilité morale[3]. Kelsay et Twiss avancent que « La coopération, le partage et l’altruisme peuvent être reliés au sentiment d’identité découlant des traditions religieuses »[4]. Les institutions religieuses sont une importante source d’activités humanitaires au Canada et à l’échelle internationale. Les adeptes religieux fournissent une grande partie du financement et la majorité du personnel bénévole pour ces institutions[5]. Cependant, « ces traditions se perdent lorsqu’elles sont éliminées du domaine de la vie publique »[6]. Il semble donc que, si l’appartenance religieuse est appréciée et accommodée, la société en bénéficie, car elle compte des citoyens qui se comportent bien et qui contribuent à son bien‑être. Par contre, si l’appartenance religieuse est dénigrée, si elle est marginalisée, si elle est exclue de la vie publique, la société non seulement perd les bienfaits que lui prodiguent les adeptes religieux, mais elle s’expose à une réaction défavorable de leur part.

Les opposants à la religion aiment focaliser les effets fractionnels de la religion, les conflits et les guerres qui ont des implications religieuses. Mais dans d’autres conflits, la religion a été un facteur positif pour la paix et la création d’États. Ainsi, en Pologne et en Allemagne de l’Est la société civile a débuté dans les sous‑sols des églises[7]. En Afrique du Sud, une journée nationale de prière a contribué à la paix relative qui a entouré l’élection générale de 1994[8]. Francis Fukuyama avance que la religion fait partie de l’« art de l’association » nécessaire au fonctionnement de la démocratie libérale[9]. L’attachement à une communauté religieuse favorise donc la participation aux institutions démocratiques et un sentiment de fierté envers celles‑ci.

La liberté religieuse est une des pierres angulaires d’une société libre. Le juge en chef Dickson a articulé très clairement le droit à la liberté religieuse dans le premier jugement de la Cour suprême du Canada sur l’article 2 a) de la Charte :

Une société vraiment libre peut accepter une grande diversité de croyances, de goûts, de visées, de coutumes et de normes de conduite. Une société libre vise à assurer à tous l’égalité quant à la jouissance des libertés fondamentales et j’affirme cela sans m'appuyer sur l’art. 15 de la Charte. La liberté doit sûrement reposer sur le respect de la dignité et des droits inviolables de l’être humain. Le concept de la liberté de religion se définit essentiellement comme le droit de croire ce que l'on veut en matière religieuse, le droit de professer ouvertement des croyances religieuses sans crainte d'empêchement ou de représailles et le droit de manifester ses croyances religieuses par leur mise en pratique et par le culte ou par leur enseignement et leur propagation[10].

Ces paroles sont inspirantes, mais en réalité les pratiques et enseignements religieux se heurtent souvent à la société laïque prédominante. Iain Benson a contribué à l’élaboration d’une typologie dans un article publié en 2000 intitulé « Notes Towards a (Re)Definition of the ‘Secular’ »[11] cernant les différents modes d’interaction entre un État laïque et la religion à l’intérieur de ses frontières :

  1. laïque neutre : l’État est expressément non religieux et ne doit appuyer la religion en aucune façon;
  2. laïque positif : l’État ne soutient pas les croyances religieuses d’une religion particulière, mais peut créer des conditions favorables aux religions en général;
  3. laïque négatif : l’État n’a aucune compétence en matière de religion, mais il ne peut agir de manière à entraver les manifestations religieuses qui ne menacent pas le bien commun;
  4. laïque inclusif : l’État ne doit pas être dirigé par une religion particulière, mais doit agir de manière à inclure la participation entière de différents groupes confessionnels, y compris de groupes non religieux.

Le terme « laïque » a donc plus d’un sens en ce qui a trait aux responsabilités de l’État à l’égard de la religion.

La cause Chamberlain c. Surrey School District no. 36[12] se distingue, car elle a défini le terme « strictement laïque » dans l’article 76 de la School Act de la Colombie‑Britannique[13]. Dans cette cause, on demandait à un conseil scolaire d’approuver trois manuels illustrant des parents homosexuels comme étant des « ressources documentaires éducatives ». Deux enseignants, tous deux membres de  Gay and Lesbian Educators (GALE), ont présenté une requête en vue d’obtenir l’autorisation d’utiliser les manuels dans les classes de maternelle et de première année. Lorsque le conseil scolaire de Surrey a tenu des audiences publiques sur l’approbation, il y eut beaucoup d’opposition de la part de dirigeants et d’adeptes religieux, mais également de personnes sans religion déclarée. La majorité des opposants convenaient que le contenu des manuels était controversé et que ces questions devaient être traitées dans des classes plus avancées. Le conseil scolaire a voté contre l’approbation des manuels. Les deux enseignants et d’autres ont réclamé un recours en révision, avançant que le conseil scolaire avait fondé sa décision sur des considérations religieuses.

La cause a généré cinq différentes opinions sur le sens de « strictement laïque ». La juge Saunders de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a déclaré : « Dans le milieu de l’enseignement, le terme laïque exclut la religion ou la croyance religieuse »[14]. En outre, elle a précisé : « Je conclus que les termes ‘dirigées selon des principes… strictement laïques’ préviennent une décision fortement influencée par des considérations religieuses. »[15] Elle a ensuite examiné les affidavits déposés par les dirigeants religieux[16] et les témoignages des administrateurs affirmant qu’ils étaient influencés par ces considérations et a conclu : « En donnant beaucoup d’importance aux préoccupations personnelles ou parentales selon lesquelles les manuels entreraient en conflit avec les convictions religieuses, le conseil a pris une décision fortement influencée par des considérations religieuses contrairement à l’exigence énoncée au paragraphe 76(1), à savoir que les écoles doivent être ‘dirigées selon des principes… strictement laïques’ »[17]. Ce raisonnement est assez clairement « laïque neutre ». La juge Saunders croit que l’État ne doit pas appuyer la religion même en autorisant l’examen d’arguments religieux par un organisme d’État.

La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a annulé la décision de la juge Saunders[18]. Le juge  Mackenzie, écrivant au  nom d’une cour unanime, a déclaré : « Interpréter le laïcisme comme étant l’imposition de la ‘non‑croyance établie’ plutôt qu’une simple opposition à la ‘croyance établie’ aurait pour effet d’interdire la religion du domaine public. »[19] Il a ajouté : « Aucune société ne peut être dite vraiment libre si seules les personnes dont la moralité est influencée par la religion peuvent participer aux délibérations liées aux questions morales d’éducation dans les écoles publiques. »[20] Le juge Mackenzie a confirmé la décision du conseil, car elle était fondée sur des préoccupations parentales. Cette décision permettait de débattre tous les arguments en public et laissait le processus démocratique trancher la question. C’est clairement « laïque inclusif ».

La cause a ensuite été portée en appel devant la Cour suprême du Canada. Trois juges ont rédigé des jugements. La juge en chef MacLachlin, écrivant au nom de la majorité a affirmé : « L’exigence de laïcité implique que, même si le conseil scolaire est libre de tenir compte des préoccupations religieuses des parents, il doit le faire de manière à accorder une même reconnaissance et un même respect aux autres membres de la collectivité. » Dans cette cause, par conséquent, les préoccupations de parents religieux ne pouvaient justifier l’exclusion d’un groupe minoritaire protégé, les familles ayant des parents homosexuels. Le raisonnement de la juge en chef MacLachlin semble correspondre au type « laïque négatif ». Elle paraît également suggérer que l’État était menacé d’être dirigé par une religion particulière, ce qui pourrait faire correspondre l’argument à la  définition « laïque inclusif ».

Le juge LeBel a rédigé un jugement concordant minoritaire voulant que la décision du conseil ait enfreint l’exigence que les écoles soient dirigées selon des principes « strictement laïques ». Il affirme ce qui suit : « La principale préoccupation qui a motivé la décision du conseil scolaire est de tenir compte des croyances religieuses et morales de certains parents – l’homosexualité est répréhensible – qui les amènent à refuser que leurs enfants soient exposés à des livres d’histoires illustrant des familles homoparentales. »[21] Cependant, il affirme que la juge Saunders a exagéré en disant que les convictions religieuses n’ont pas leur place dans le domaine public[22]. Au lieu de cela, seules les convictions religieuses intolérantes envers les autres ne peuvent être approuvées par le conseil et elles ne peuvent certainement pas constituer le fondement d’une décision de politique. Le raisonnement du juge Lebel démentit le motif « laïque négatif ».

Le juge Gonthier était en désaccord et a suivi l’approche du juge Mackenzie, affirmant qu’il incombe au conseil scolaire de prendre des décisions concernant les ressources et qu’il a le droit, est tenu certes, de prendre en considération l’opinion des parents de la collectivité. Le juge Gonthier ne semble pas préoccupé par l’existence d’une désapprobation morale de modes de vie. En outre, il refuse explicitement de reléguer la religion au domaine privé,  dans un « placard » religieux ou église[23], selon ses termes. Le juge Gonthier croit clairement que la société canadienne ne requiert pas un conformisme des philosophies de la vie. « Des personnes peuvent être en désaccord sur des questions importantes et un tel désaccord, lorsqu’il ne met pas en péril la vie en société, doit pouvoir être accommodé au cœur du pluralisme moderne. »[24] Comme c’est le cas pour le raisonnement du juge Mackenzie, l’argument du juge Gonthier concorde avec le paradigme « laïque inclusif ».

Lorsqu’il s’agit d’accommoder les pratiques religieuses individuelles, qui comprendraient la majorité des plaintes au motif des droits de la personne, le droit canadien semble appuyer l’allégation voulant que la société canadienne s’inscrive dans la quatrième catégorie, « laïque inclusif ». La Charte des droits et libertés prévoit une vaste protection pour la liberté de conscience et de religion en vertu du paragraphe 2 a) et une protection égale devant la loi indépendamment de toute discrimination, notamment de la discrimination fondée sur la religion en vertu du paragraphe 15 1). Les décisions de la Cour suprême du Canada appuient également cette interprétation de la place de la liberté religieuse dans la société canadienne. Dans la décision sur le Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, la cour a déclaré sans ambages que la protection de la liberté de religion « a une portée étendue et est défendue jalousement. »[25] Cela a certainement été confirmé dans des causes comme Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys[26] qui a confirmé le droit d’un jeune sikh de porter le kirpan à l’école et Amselem c. SyndicatNorthcrest[27]qui a appuyé les droits des juifs orthodoxes d’observer la Souccoth en érigeant des structures sur leurs balcons malgré l’opposition du syndicat de propriétaires.

Ces modèles d’interprétation de la « laïcité » dans les droits de la personne en Ontario sont devenus très importants pour le traitement de questions complexes concernant l’interface entre les groupes religieux et la société. Un exemple controversé actuel est celui de l’établissement Valley Park Middle School à North York qui offre aux élèves musulmans un endroit où faire leurs prières du vendredi sous la direction d’un imam. L’école a accommodé les besoins religieux d’un nombre important d’élèves dans l’école. Cependant, les parents et des dirigeants religieux se sont demandé si cette décision n’était pas discriminatoire en elle‑même puisqu’elle assurait un « traitement spécial » à un certain groupe et donnait l’impression que l’école favorisait une religion particulière. D’autres ont exprimé des préoccupations concernant le traitement discriminatoire des filles, un droit de la personne concurrent. L’approche des juges Gonthier et Mackenzie ferait en sorte que la négociation autorise l’inclusion la plus vaste possible de la religion et des pratiques religieuses. L’approche de la juge MacLachlin autoriserait les prières musulmanes, pourvu que personne d’autre ne soit exclu. Les juges LeBel et Saunders auraient probablement exclu la pratique religieuse à l’école au motif que les écoles publiques ne sont pas un endroit approprié à la pratique religieuse. Il est évident que l’interprétation de l’interface entre la religion et la société laïque peut déterminer l’issue d’une plainte au motif d’une discrimination fondée sur la « croyance ».

Les réponses simplistes ne suffisent pas lorsque l’on traite la place de la pratique religieuse et de l’accommodement religieux dans une société multireligieuse et, pourtant, laïque. Je ferais valoir que l’approche laïque inclusive devrait servir de point de départ et favoriserais l’inclusion et l’accommodement maximums de la pratique religieuse. La religion est très importante pour les adeptes et l’on devrait la respecter dans la mesure du possible.


Notes

[1] Charles Taylor défend la reconnaissance des « caractéristiques qui nous définissent fondamentalement comme êtres humains » dans l’article « The Politics of Recognition » publié initialement dans Multiculturalism, Amy Gutman (éd.), (Princeton: 1992); publié de nouveau dans Philosophical Arguments, Charles Taylor, (Cambridge, Mass.: 1995).

[2] E.H. Schludermann, S. Schludermann et C. Huynh, « Religiosity, Prosocial Values, and Adjustment among Students in Catholic High Schools in Canada » (2000), 21 Journal of Beliefs & Values 99; Kurt Bowen, Religion, Participation, and Charitable Giving:  a report, (Toronto: 1999); Warren Clark, « Pratique religieuse, mariage et famille », (automne 1998) Tendances sociales canadiennes, Statistique Canada; B.G.F. Perry, « The Relationship between Faith and Well-Being » (1998), 37 Journal of Religion and Health 125; M. Baetz, R. Bowen, G. Jones et T. Koru-Sengul, « How spiritual values and worship attendance relate to psychiatric disorders in the Canadian population », (2006), 51 Canadian Journal of Psychiatry 654.

[3]Winnifred Fallers Sullivan, Paying the Words Extra: Religious Discourse in the Supreme Court of the United States, (Cambridge: 1994), p. 163.

[4] John Kelsay et Sumner Twiss, (éd.), Religion and Human Rights, (Waco: 1994), p. 3.

[5] Statistique Canada, Enquête canadienne sur le don, le bénévolat et la participation (Ottawa : 2004).

[6]Idem, p. xi.

[7] Douglas Johnston et Cynthia Sampson, (éd.) Religion, The Missing Dimension of Statecraft, (New York: 1994).

[8] Michael Cassidy, A Witness Forever – The Dawning of Democracy in South Africa; Stories behind the Story, (London: 1995).

[9]Francis Fukuyama, The End of History and the Last Man, (New York: 1992), p. xix.

[10]R. c. Big M Drug Mart, [1985] 1 R.C.S. 295. La cour a annulé la Loi sur le dimanche pour le motif qu’elle enfreignait la liberté religieuse, car elle avait un objectif religieux, à savoir faire observer le sabbat chrétien. 

[11] Iain Benson, « Notes Towards a (Re)Definition of the ‘Secular’ », (2000), 33 U.B.C.L.R. 519.

[12](1998), 60 B.C.L.R. (3d) 311 (S.C.); (2000), 80 B.C.L.R. (3d) 191 (C.A.); [2002] 2 R.C.S. 710.

[13] R.S.B.C. 1996, c. 412.

[14]Supra note 12, 60 B.C.L.R., au par. 78.

[15]Idem.

[16]Des dirigeants chrétiens, hindous, musulmans et sikhs ont déposé des affidavits.

[17]Supra note 12, 60 B.C.L.R., para. 95.

[18]Supra note 12, 80 B.C.L.R.

[19]Idem para. 30.

[20]Idem para. 34.

[21]Supra note 12, R.C.S., para. 189.

[22]Idem para. 209.

[23]Idem para. 135.

[24]Idem para. 137.

[25][2004] 3 R.C.S. 698, para. 53.

[26][2006] 1 R.C.S. 256.

[27][2004] 2 R.C.S. 551.