Language selector

Social Media Links FR


Facebook CODP Twitter CODP Instagram logo Link to OHRC Instagram page

Discrimination systémique dans le système de justice pénale : lettre de la CODP au procureur général Naqvi

Page controls

Page content

Le 18 avril 2017

L’honorable Yasir Naqvi
Procureur général
Édifice McMurtry-Scott, 11e étage
720, rue Bay
Toronto (Ontario)  M7A 2S9

Monsieur le Ministre,

J’espère que vous vous portez bien. Dans son plan stratégique, la Commission ontarienne des droits de la personne (CODP) s’est engagée à utiliser son mandat et ses pouvoirs pour lutter contre la discrimination systémique au sein du système de justice pénale. C’est pourquoi nous accueillons chaleureusement l’engagement pris par votre gouvernement envers la réconciliation avec les peuples autochtones, la lutte contre le racisme et la réforme des services policiers, de la surveillance des services de police, du système de libération sous caution et des services correctionnels.

Nous estimons en effet que l’arriéré actuel d’affaires au sein du système de justice pénal, combiné à la décision de la Cour suprême du Canada dans R. c. Jordan, offre l’occasion idéale de créer un système de justice pénale plus viable en Ontario.

Je vous écris donc aujourd’hui pour vous demander de collaborer avec vos homologues fédéraux-provinciaux-territoriaux (FPT) à l’élaboration d’un plan d’action national et pangouvernemental, afin de vous attaquer aux problèmes systémiques qui ont débouché sur la surreprésentation des Noirs, des Premières Nations, des Métis et des Inuits (peuples autochtones) et des personnes ayant des troubles de santé mentale et des déficiences intellectuelles au sein du système de justice pénale (plan d'action national). Une des premières mesures concrètes consisterait à demander à la ministre fédérale de la Justice d’inscrire l’élaboration d’un plan d’action national à l’ordre du jour de la réunion d’urgence des ministres de la Justice FPT qui aura lieu à Ottawa, à la fin du mois.

Incidence disproportionnée du système de justice pénale

La CODP met l’accent sur la réforme du système de justice pénale parce que les groupes protégés en vertu du Code des droits de la personne de l’Ontario sont les principales victimes des effets négatifs du système. La population carcérale en fournit un instantané : les peuples autochtones et les Noirs sont surreprésentés de façon excessive. En outre, la prévalence des dépendances, des troubles de santé mentale et des déficiences intellectuelles parmi la population carcérale a augmenté de façon drastique. Par ailleurs, les effets du système de justice pénale se font sentir au niveau individuel, familial et communautaire et peuvent avoir une incidence intergénérationnelle sur le bien-être.

L’impact négatif disparate de la criminalisation sur certains groupes persiste en dépit des appels répétés et urgents des Nations Unies, de l’enquêteur correctionnel fédéral et de la Commission de vérité et réconciliation, et il s’agit d’une réalité que j’ai moi-même constatée en tant que commissaire en chef de la CODP.   

La crise actuelle : l’occasion de réformer

La décision dans R. c. Jordan nous offre l’occasion d’introduire un système de justice plus rapide et plus équitable. Pour cela, nous savons que l’Ontario s’est engagé à nommer et à recruter un plus grand nombre de juges dans les tribunaux provinciaux et de procureurs de la Couronne, et à collaborer avec ses homologues FPT afin d’envisager d’autres « changements structurels » pour éliminer l’arriéré d’affaires et rendre les poursuites criminelles plus efficaces à l’avenir.

Cependant, depuis la publication de la décision R. c. Jordan, les commentateurs ont questionné à juste titre la viabilité à long terme du système de justice pénale canadien. Malgré une baisse constante des taux de criminalité, le système de justice pénale a continué de croître en termes de taille et de complexité. En 2011-2012, le directeur parlementaire du budget a indiqué que les Canadiens et les Canadiennes ont dépensé 20,3 milliards de dollars au titre de la justice pénale. Ce montant n’inclut même pas le coût pour la société de la perte de productivité, le coût personnel de la détention prolongée avant le procès et l’isolement par rapport aux soutiens communautaires familiaux, voire l’impact intergénérationnel des taux élevés de criminalisation sur les communautés. 

La décision R. c. Jordan devrait susciter un réexamen du rôle approprié du système de justice pénale dans le cadre de nos priorités sociales élargies. L’incapacité de mettre efficacement en œuvre les droits garantis dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, la Convention relative aux droits des personnes handicapées et la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones a entraîné des problèmes en amont qui contribuent à l’engorgement du système de justice pénale. Ces problèmes systémiques incluent la pauvreté et l’itinérance persistante, le traumatisme intergénérationnel au sein des communautés autochtones, un traitement et un soutien communautaires inappropriés pour les personnes en proie à des troubles mentaux, à des déficiences intellectuelles et à des dépendances, et une discrimination systémique continue au sein des secteurs du bien-être de l’enfance, de l’éducation et de l’emploi. 

Engagement du gouvernement de l’Ontario envers la réforme du système de justice pénale

Nous savons que vous partagez les inquiétudes de la CODP relatives à la surreprésentation chronique des personnes marginalisées et vulnérables dans tous les secteurs du système de justice pénale, du premier contact avec les forces d’exécution de la loi jusqu’à la mise en accusation, en passant par la détention préventive avant le procès, la détermination de la peine et l’incarcération.

C’est pourquoi nous accueillons chaleureusement l’engagement pris par votre gouvernement envers la réconciliation avec les peuples autochtones, la lutte contre le racisme et la réforme des services policiers, de la surveillance des services de police, du système de libération sous caution et des services correctionnels. Nous incitons votre gouvernement à concrétiser rapidement et de façon décisive ces engagements en mettant en œuvre de façon efficace toutes les recommandations figurant dans les documents suivants :   

  • Mémoire de la CODP au ministère de la Sécurité communautaire et des Services correctionnels (MSCSC) à propos de sa « Stratégie pour une meilleure sécurité en Ontario ».
  • Mémoires de la CODP au MSCSC sur l’examen des placements en isolement.
  • Rapport de l’examen indépendant des organismes de ­surveillance de la police par l’honorable Michael H. Tulloch.

Ces recommandations ont été formulées après des consultations exhaustives avec les communautés les plus touchées par la criminalisation.

Outre ces recommandations, nous estimons que le ministère du Procureur général (MPG) peut et devrait faire davantage. La décision R. c. Jordan devrait entraîner immédiatement les mesures suivantes :

  • ordonner à la police et aux procureurs de la Couronne de prendre toutes les mesures nécessaires pour veiller à ce que les personnes ne soient pas criminalisées en raison d’une dépendance, d’un handicap ou du profilage racial;
  • concevoir et financer des modèles de justice réparatrice pour les communautés autochtones qui reflètent et qui tiennent compte de l’héritage et des effets du colonialisme, et qui détournent les gens du système de justice pénale;
  • veiller à ce que toutes les personnes qui ne posent pas un danger pour la société, quel que soit leur lieu de résidence géographique ou leur statut socio-économique, puissent obtenir une libération sous caution;
  • mettre efficacement en œuvre les principes de détermination de la peine exposés dans R. c. Gladue;
  • s’assurer que l’incarcération est considérée comme une mesure de dernier recours, en particulier pour les personnes vulnérables et celles qui sont surreprésentées dans le système de détention préventive;
  • collaborer avec le MSCSC pour s’assurer qu’il offre des programmes intensifs et culturellement adaptés, des soins et un soutien communautaire afin de permettre aux prisonniers et aux libérés conditionnels de briser le cycle de la criminalité et de réintégrer avec succès la vie communautaire.   

Ces mesures ne nécessitent pas de réforme législative mais plutôt un engagement ferme de la part du gouvernement qui devra pendre toutes les mesures nécessaires pour lutter contre la discrimination systémique au sein du système de justice pénale. 

Un plan d’action national et pangouvernemental pour lutter contre la criminalisation

Bien que le MPG doive jouer un rôle de chef de file relativement aux mesures à prendre découlant de la décision R. c. Jordan et à la réforme du système de justice pénale en Ontario, la CODP estime qu’une réponse à long terme à cette crise doit tenir compte des facteurs sous-jacents qui débouchent en premier lieu sur la criminalisation. L’élaboration et la mise en œuvre de solutions viables nécessitent une action coordonnée de la part de tous les ordres de gouvernement, des nombreux ministères et services, de même que des acteurs non gouvernementaux et des communautés visées.

C’est la raison pour laquelle nous vous demandons de collaborer avec les ministres de la Justice FPT afin de prendre un engagement ferme et clair en matière d’élaboration d’un plan d’action national pour lutter contre les problèmes systémiques qui entraînent la criminalisation disproportionnée des personnes vulnérables et marginalisées, et qui sous-tendent la crise actuelle. Ces problèmes systémiques incluent la pauvreté et l’itinérance, les effets intergénérationnels des traumatismes et du colonialisme, le traitement et le soutien communautaires inappropriés des personnes en proie à des troubles de santé mentale et des déficiences intellectuelles, et la discrimination systémique au sein des secteurs de l’emploi, de l’éducation, du bien-être de l’enfance et de la police.

Une action coordonnée pour s’attaquer aux racines de la criminalisation, notamment des calendriers, des points de référence et des produits livrables clairs, permettrait d’atténuer le fardeau qui pèse sur le système de justice pénale, de promouvoir et d’améliorer la sécurité publique, et de diminuer la surreprésentation de certains groupes dans nos prisons. Par ailleurs, résoudre ces problèmes est conforme aux obligations du Canada et de l’Ontario en vertu de la législation internationale sur les droits de la personne, de la Charte des droits et libertés et de la législation provinciale et fédérale sur les droits de la personne.

Nous avons besoin de votre leadership pour faciliter cette conversation et cet engagement urgents. Nous croyons comprendre que la ministre de la Justice fédérale planifie une réunion FPT d’urgence pour s’attaquer au problème de l’arriéré actuel d’affaires pénales, compte tenu des délais stricts imposés dans la décision R. c. Jordan. Selon nous, cette réunion FPT offre l’occasion idéale d’entamer une discussion plus vaste sur le recadrage du système de justice pénale à la lumière des problèmes sociaux que nous pouvons raisonnablement espérer résoudre.

Depuis plus d’une décennie, la CODP a documenté la discrimination systémique au sein du système de justice pénale et a demandé son élimination. Pour respecter tout l’éventail des droits de la personne protégés à l’échelle internationale, il faut que nous luttions de façon proactive contre la discrimination de longue date et bien enracinée, à sa source, et que nous trouvions des solutions viables qui respectent la dignité de tous les Canadiens et Canadiennes et qui leur permettent de contribuer de façon valable à la vie de la société. Compter sur le système de justice pénale pour résoudre les problèmes sociaux devrait être la solution de dernier recours et non pas la solution par défaut. Ceci pourrait et devrait être le legs durable de la décision R. c. Jordan.

Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

Renu Mandhane, B.A., J.D., LL.M.
Commissaire en chef
Commission ontarienne des droits de la personne

c.c. :    Jody Wilson-Raybould, ministre de la Justice et procureur général du Canada

L’honorable Marie France-Lalonde, ministre de la Sécurité communautaire et des Services correctionnels (Ontario)

L’honorable Michael Coteau, ministre délégué à l'Action contre le racisme (Ontario)

L’honorable Dr Eric Hoskins, ministre de la Santé (Ontario)

Howard Sapers, Examen indépendant des services correctionnels de l'Ontario

Marie Claude-Landry, présidente, Commission canadienne des droits de la personne

Commissaires de la CODP