4. La MGF au Canada

Depuis quelque temps déjà, le Canada reçoit des immigrants et des réfugiés en provenance de pays où la MGF est une pratique courante. Les groupes communautaires estiment que la communauté urbaine de Toronto compte 70 000 immigrants et réfugiés originaires de la Somalie et 10 000 originaires du Nigéria, deux pays dans lesquels la MGF est une pratique courante.[22] Comme nous l'avons déjà noté, compte tenu de la nature de la MGF, il n'existe pas de statistiques fiables sur sa fréquence dans notre pays. Toutefois, des discussions avec des membres de communautés à risque ont permis de rassembler des témoignages selon lesquels la MGF est pratiquée en Ontario et ailleurs au Canada. Ces témoignages donnent aussi à entendre qu'il arrive que des familles membres de ces communautés envoient leurs filles à l'étranger pour y subir l'opération.[23]

La mutilation génitale féminine est de plus en plus largement reconnue comme une atteinte aux droits de la personne. Les mouvements d'immigrants et de réfugiés, les gouvernements et les organismes de défense du Canada ont reconnu la nécessité de considérer la MGF comme une atteinte à la santé et aux droits de la personne reconnue par le droit international.

Le Canada et le droit international concernant les droits de la personne

Le Canada est signataire de plus d'une vingtaine de conventions et de traités internationaux. Une bonne partie de ces instruments s'appuient sur les principes fondamentaux des droits de la personne. L'engagement du Canada à étendre et protéger les droits fondamentaux des personnes sur son territoire et dans la communauté internationale est donc une question de droit. Les tribunaux nationaux et internationaux sont tenus d'interpréter les lois de mise en œuvre des conventions internationales conformément à l'esprit de celles-ci, en autant que la législation nationale le permet.[24] Au Canada, comme dans les autres pays où prévaut la common law, la présomption de base selon laquelle l'État n'enfreint pas ses obligations internationales s'applique aussi au droit conventionnel. Il est attendu des États qu'ils appliquent les textes de loi internationaux à moins d'incompatibilité manifeste entre ces textes et leur législation interne.

Les obligations conventionnelles contractées par le Canada en vertu des instruments internationaux peuvent lier ses tribunaux nationaux si (i) le droit international est incorporé à la loi nationale, soit expressément, soit par implication impérative et (ii) cette loi est elle‑même adoptée par l'assemblée législative sous le ressort de laquelle tombe l'objet du traité.[25]

L'adhésion du Canada et des provinces au Pacte international relatif aux droits civils et politiques remonte à 1976. L'argument a été avancé que ce pacte et d'autres instruments dont le Canada est signataire sont incorporés au droit canadien par implication par le biais de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte »).[26] La Charte est décrite comme étant une loi de mise en œuvre [TRADUCTION] « faisant absolument autorité et liant l'ensemble des tribunaux et des institutions du Canada » dont certaines phrases clés découlent des principes et des instruments du système juridique international.[27]

En 1983, le juge en chef Dickson, dans son opinion dissidente rendue relativement à la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (Reference Re Public Service Employee Relations Act, [1987] 1. R.C.S. 313, aux pages 348 à 350) dégageait les répercussions du droit international sur l'interprétation de la Charte de la façon suivante :

... le Canada est partie à plusieurs conventions internationales sur les droits de la personne qui comportent des dispositions analogues ou identiques à celles de la Charte. Le Canada s'est donc obligé internationalement à assurer à l'intérieur de ses frontières la protection de certains droits et libertés fondamentaux qui figurent aussi dans la Charte. Les principes généraux d'interprétation constitutionnelle requièrent que ces obligations internationales soient considérées comme un facteur pertinent et persuasif quand il s'agit d'interpréter la Charte.

Le juge en chef Dickson a réaffirmé sa position lors du jugement majoritaire rendu dans Slaight Communications c. Davidson [1989] 1 R.C.S. à la page 1041, dans lequel il réitère l'importance de l'engagement pris par le Canada dans les traités internationaux de protéger les droits garantis par ceux-ci. Il y fait remarquer que le fait qu'une loi est interprétée comme ayant la même valeur qu'un instrument international, soit selon le droit international coutumier, soit en vertu d'un traité auquel le Canada est un État partie, devrait en général dénoter qu'un degré élevé d'importance est attaché aux droits garantis en droit international.

La MGF représentant une discrimination fondée sur le sexe, condamnée internationalement et proscrite dans des instruments internationaux auxquels le Canada est partie, la province de l'Ontario s'acquitterait des ses obligations en prenant des mesures pour éliminer cette pratique. Toute initiative à cet égard prise par le gouvernement de l'Ontario se répercuterait dans les rapports aux organismes internationaux en conformité avec les conventions internationales dont le Canada est signataire.

4.2 Le droit criminel

Le Code criminel du Canada reste l'instrument utilisé pour les affaires en rapport avec la MGF. Par exemple, on peut y avoir recours pour empêcher l'envoi d'enfants de sexe féminin à l'extérieur du pays aux fins de pratique de la MGF.[28] Depuis le début des années 1990, le Canada a officiellement reconnu la crainte de persécution basée sur le sexe comme motif pour revendiquer le statut de réfugié. En mai 1994, la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a accordé le statut de réfugiée à une femme dont la fille, âgée de 10 ans, aurait été soumise à la MGF si elles avaient toutes deux été forcées de retourner dans leur pays d'origine. [29]

En conséquence de la reconnaissance croissante de la MGF comme une atteinte aux droits de la personne, en octobre 1994, le ministre du Solliciteur général et des Services correctionnels [30] a publié un avis à tous les chefs de police et au Commissaire de la Police provinciale de l'Ontario, expliquant que la MGF est une infraction criminelle et indiquant quelles procédures mettre en oeuvre pour faire enquête et porter des accusations eu égard aux infractions liées à la MFG. Le ministère du Procureur général a aussi envoyé une note de service à tous les procureurs de la Couronne sur les actions à intenter suite à des accusations de MGF.

En mai 1997, le gouvernement fédéral a modifié le Code criminel et a inclus la pratique de la MGF au nombre des voies de fait graves en vertu du paragraphe 268(3).[31] Aux termes du Code criminel, toute personne qui commet des voies de fait graves est coupable d'un acte criminel et passible d'emprisonnement pendant une durée pouvant aller jusqu'à 14 ans. [32] Un parent qui pratique une MGF sur son enfant peut être accusé de voies de fait graves. Si le parent ne commet pas l'acte, mais accepte de le faire exécuter par une autre partie, le parent peut être condamné comme partie à l'infraction en vertu du paragraphe 21(1) du Code criminel. [33]

4.3 La Charte des droits et libertés de la personne du Québec [34]

En décembre 1994, la Commission des droits de la personne du Québec a publié un document déclarant que la MGF est une pratique qui enfreint le droit des femmes à l'intégrité de leur personne, à l'égalité et à la non-discrimination.[35] La Charte des droits et libertés de la personne du Québec prévoit l'obligation de respecter les droits d'autrui « en conférant à la victime d'une atteinte illicite à [ces] droit[s] la possibilité d'obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte ». [36]

Le rapport note par ailleurs ceci :

... comme ce type de mutilation vise très spécifiquement les femmes, il est certain que c'est une atteinte discriminatoire à leur intégrité physique et mentale. La Commission des droits de la personne aurait donc compétence pour enquêter sur des plaintes de mutilations sexuelles et pour intenter, avec le consentement de la victime, des actions en justice pour atteinte discriminatoire à l'intégrité dans le but d'obtenir une réparation civile et de faire condamner l'auteur de l'acte à des dommages exemplaires [c'est nous qui soulignons]. [37]

La Commission québécoise a donc adopté la position qu'elle a compétence pour enquêter sur une plainte déposée par une femme qui a subi une mutilation génitale et pour entamer des poursuites tant civiles que pénales, s'il ressort de son enquête qu'il y bien eu atteinte aux droits de la femme sous forme d'une MGF. Le rapport conclut en soulignant qu'il convient d'accorder une importance toute particulière aux mesures de prévention, sous forme d'éducation et de sensibilisation du public.

4.4 L'Ontario

4.4.1 Le Groupe de travail ontarien sur la prévention de la mutilation génitale féminine

Au début des années 1990, un nombre croissant de femmes qui avaient été soumises à une MGF ont commencé à se présenter chez les médecins de la province. [38] Œuvrant de concert avec des femmes membres de communautés à risque, des médecins généralistes et Santé Canada, le Centre canadien pour les victimes de torture a mis sur pied le premier groupe d'entraide pour les femmes soumises à cette pratique. Depuis, plusieurs autres initiatives ont suivi.

En l'absence d'efforts coordonnés au niveau des professions et des institutions concernées, et faute d'une politique cohérente à l'échelle nationale concernant la MGF, des membres des communautés touchées ont demandé à la ministre déléguée à la Condition féminine de créer un groupe de travail ontarien sur la prévention de la MGF. Constitué de membres du public et de plusieurs ministères et organismes gouvernementaux et communautaires, ce groupe de travail a reçu pour mandat d'élaborer et de mettre au point des stratégies et des politiques susceptibles de venir en aide aux femmes et aux enfants de sexe féminin ayant subi une MGF, de prévenir cette pratique et d'appuyer les efforts entrepris au niveau communautaire par et pour les femmes touchées par la mutilation génitale.[39]

4.4.2 La MGF et le devoir de faire rapport

En Ontario, il y a un devoir de signaler les MGF aux termes de la politique de l'Ordre des médecins et chirurgiens de l'Ontario (OMCO) et en vertu de la Loi sur les services à l'enfance et à la famille.

Aux termes de la politique de l'OMCO, la circoncision, l'excision et l'infibulation ou la réinfibulation d'un enfant de sexe féminin ou d'une femme par un médecin détenant un permis en Ontario serait considérée, à moins d'indication médicale, comme un manquement professionnel.[40] L'Ordre exige également que :

Conformément au code de déontologie, tout médecin qui apprend qu'un autre médecin a effectué une opération de cette nature devrait dès que possible le signaler à l'Ordre. Comme la circoncision, l'excision ou l'infibulation d'une enfant de sexe féminin constituerait en toute vraisemblance une forme de mauvais traitement infligé à un enfant, la société d'aide à l'enfance et les services de police compétents devaient être avisés.[41]

En vertu de la Loi sur les services à l'enfance et à la famille [42], il y a un devoir de déclarer tout renseignement concernant un enfant qui a besoin de protection. Ce devoir prévaut sur les dispositions de toute autre loi. Si une personne a des motifs raisonnables de soupçonner qu'un enfant a besoin ou risque d'avoir besoin de protection (p. ex., contre des mauvais traitements physiques comme une MGF), cette personne doit faire part de ses soupçons aux autorités appropriées. Le devoir de faire rapport en vertu de cette loi s'applique à tous les membres du public et à toute personne qui a des rapports avec des enfants dans l'exercice de sa profession ou de ses fonctions officielles. [43]


[22] Omayma Gutbi, "Preliminary Report on Female Genital Mutilation (FGM)" (Unité de prévention de la violence contre les femmes, Direction générale de la conditon féminine de l'Ontario, 10 avril 1995) [inédit].
[23]Ibidem à la page 8.
[24] Op. cit. note 1, General Approaches to Domestic Application of International Law, Cook, ed., à la page 364.
[25] Maxwell Cohen et Ann F. Bayefsky, « The Canadian Charter of Rights and Freedoms and Public International Law » (1983) 61 La revue du barreau canadien 265 à la page 288.
[26] Ibidem, à la page 267. Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, formant l'annexe B de l'Acte du Canada 1982, c. 11 (U.K.) [1985, annexe II, no 44].
[27] Ibidem
[28] Art. 273, Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46; tel qu'il a été modifié L.C. 1993, c. 45, art. 3; tel qu'il a été modifié L.C. 1997, c. 18, art. 13.
[29] Ministre de l'Emploi et de l'Immigration c. Farah (C.I.S.R. Toronto, Doc. 93-2198, 10 mai 1994).
[30] En juin 1999, le ministère du Solliciteur général et des Services correctionnels a été divisé en deux ministères : le ministère du Solliciteur général et le ministère des Services correctionnels.
[31] Code criminel, L.R.C.1985, c. C-46, art.268 tel qu'il a été modifié L.C. 1997, c.16, art 5: (3) « Il demeure entendu que l'excision, l'infibulation ou la mutilation totale ou partielle des grandes lèvres, des petites lèvres ou du clitoris d'une personne constituent une blessure ou une mutilation au sens du présent article, sauf dans les cas suivants : a) une opération chirurgicale qui est pratiquée par une personne ayant le droit d'exercer la médecine, en vertu des lois de la province, pour la santé physique de la personne ou pour lui permettre d'avoir des fonctions reproductives normales, ou une apparence sexuelle ou des fonctions sexuelles normales, b) un acte qui, dans le cas d'une personne âgée d'au moins dix-huit ans, ne comporte pas de lésions corporelles. »
[32] Ibidem art. 268 (2).
[33]Ibidem. art. 21.
[34]L.R.Q, c. C-12. Au Québec, les plaintes pour atteinte aux droits ne doivent pas nécessairement porter sur un domaine particulier de la vie en société. La Charte québécoise garantie des droits fondamentaux, des droits politiques et des droits judiciaires. Un cas de MGF pourrait donner lieu à une plainte pour atteinte à un droit fondamental, à savoir le « droit à l'intégrité de sa personne ». Il convient de noter qu'aux termes de l'article 136 de la Charte du Québec, la Commission peut intenter aussi bien une action civile que pénale contre quiconque contrevient à la Charte. À ce jour, la Commission n'a reçu aucune plainte pour cause de MGF.
[35] Maurice Drapeau et Hailou Wolde-Giorghis, Mutilations sexuelles : Atteinte illicite à l'inviolabilité de la personne (Commission des droits de la personne du Québec, 21 décembre 1994). Adopté par résolution COM-388-6.1.5. L'article 1 de la Charte des droits et libertés du Québec stipule que « Tout être humain a droit à la vie, ainsi qu'à la sûreté, à l'intégrité et à la liberté de sa personne ».
[36] Ibidem
[37] Supra, note 34 à la page 6.
[38] « Sratégies d'élimination et de prévention des mutilations génitales chez les femmes », document de travail (Groupe de travail ontarien sur la prévention de la MGF, Direction générale de la condition féminine de l'Ontario, Unité de la prévention de la violence contre les femmes, juin 1995) à la page 4.
[39] Ibidem
[40] Loi de 1991 sur les professions de la santé réglementées, L.O. 1991, c.18. art. 85, tel qu'il a été modifié L.O.1993, c. 37, art. 23.
[41] Ordre des médecins et chirurgiens de l'Ontario, avis de l'Ordre no25, publié en mars 1992.
[42] Loi sur les services à l'enfance et à la famille, L.R.O. 1990, c. C.11. art 72, tel qu'il a été modifié L.O. 1999, c. 2, para.. 22 (1), art.38.
[43] L'Association des sociétés d'aide à l'enfance d'Ontario a une politique qui appuie le devoir de faire rapport et la protection des droits des enfants. En mars 1992, l'Association des sociétés d'aide à l'enfance d'Ontario a publié une déclaration sur la MGF selon laquelle la pratique de la circoncision, de l'excision ou de l'infibulation sur une enfant de sexe féminin répond à la définition des mauvais traitements infligés aux enfants de la Loi sur les services à l'enfance et à la famille de 1984.