La conciliation des droits contradictoires : à la recherche d'un cadre analytique

août 2005

Les opinions exprimées dans le présent document ne représentent pas nécessairement les opinions et points de vue de la Commission ontarienne des droits de la personne, de la commissaire en chef ou des commissaires. Par ailleurs, le présent document n’a pas été formellement approuvé par la Commission.

Introduction

L’objectif du présent document est d’élaborer un cadre analytique pour la conciliation de droits conflictuels. Les deux premières sections du document contiennent des renseignements de base nécessaires à l’examen approfondi du processus de conciliation. La Section I inscrit les questions soulevées dans des affaires de conflits de droits dans le contexte de l’analyse du projet de loi C-38, la Loi concernant certaines conditions de fond du mariage civil [1], tandis que la Section II décrit les critères utilisés pour conclure à l’absence d’un conflit de droits. La Section III survole les différentes approches de la conciliation de droits conflictuels suivies au Canada. Un certain nombre d’outils de conciliation se dégagent de l’examen des trois sources principales : la jurisprudence, le préambule et les exceptions prévues dans le Code des droits de la personne de l’Ontario (le « Code »), ainsi que les politiques déjà élaborées dans ce domaine. La Section IV applique ces outils en vue de trouver un équilibre entre des droits contradictoires dans le contexte de l’emploi et des services. Tout au long du document, des exemples précis seront proposés pour illustrer l’application du processus de conciliation dans le cadre de divers motifs protégés.

Il existe deux principaux modèles de conciliation de droits contradictoires : la conciliation pragmatique et la conciliation fondée sur des principes [2]. Ces modèles représentent deux approches distinctes du processus de conciliation des droits. Les conséquences de ces distinctions, en termes de règlement des tensions entre des droits conflictuels par chaque modèle, sont analysées et illustrées par des exemples concrets dans le domaine de l’emploi et des services. Chaque modèle tend à préférer certains outils de conciliation à d’autres.

Par exemple, la conciliation pragmatique reste axée sur le besoin de pondérer soigneusement des intérêts concurrentiels, dans l’optique d’atteindre un compromis. En conséquence, la conciliation pragmatique donne la préférence à des outils tels que les articles du Code consacrés aux exceptions et le devoir d’accommodement, car ils permettent la gestion de deux droits contradictoires dans un contexte particulier. En revanche, la conciliation fondée sur des principes privilégie souvent des facteurs tels que les valeurs sous-tendant le Code et la Charte, et délimite l’étendue de chaque droit de façon à éviter autant que possible les conflits. Tandis que la conciliation pragmatique procède toujours au cas par cas, la conciliation fondée sur des principes peut mettre en avant des sujets de préoccupation prioritaires qui s’appliqueront à tous les cas et dans tous les contextes.

Bien que notre but, aux fins de la présente analyse, soit de distinguer ces deux approches théoriques de la conciliation, en pratique, elles coexistent forcément. Cet aspect ressortira plus particulièrement dans la section du présent document qui est consacrée à l’examen de la jurisprudence. En effet, il arrive souvent qu’une décision judiciaire recoure aussi bien à des outils pragmatiques qu’à des outils conceptuels. Néanmoins, il est important de souligner les différences entre les méthodes de conciliation afin de mieux comprendre les facteurs qui influencent réellement le processus de conciliation de droits contradictoires dans des causes difficiles. Ce genre d’analyse approfondie révèle également les visions de l’égalité qui orientent chaque paradigme de conciliation.

Le présent document a vocation à servir de point de départ d’une analyse plus approfondie des politiques en matière de conciliation de droits contradictoires. Il mettra en exergue les outils conceptuels qu’utilisent les juges, les avocats et les décisionnaires lorsqu’ils s’attellent à la tâche difficile de concilier des droits conflictuels. Notre objectif n’est pas d’établir une formule de conciliation. Il n’existe pas de modèle « correct » de résolution des problèmes de conflit de droits. Toutefois, il y a lieu d’exposer les facteurs généraux qui sous-tendent l’obligation de conciliation et d’appliquer ces facteurs dans des situations hypothétiques précises. La série d’outils de conciliation décrits dans le présent document est nécessairement incomplète. Il ne fait pas de doute que la jurisprudence et la législation futures viendront compléter ces outils de base. Soulignons également que l’utilisation de ces outils variera selon l’approche de conciliation adoptée et les droits en jeu.


[1] Projet de loi C-38, Loi concernant certaines conditions de fond du mariage civil, 1ère session, 38législature, 2004-2005 (sanction royale en vigueur le 30 juin 2005). 
[2] Ces deux approches de la conciliation des droits ne doivent pas être considérées comme des méthodes opposées. Elles sont nécessairement liées et les deux seront prises en compte dans l’analyse d’un cas de droits contradictoires. Toutefois, il est utile de mettre le doigt sur les différences entre ces deux approches, sur le plan de la méthodologie et des résultats. Les tribunaux doivent généralement tenir compte des deux types de conciliation dans ces cas, car des résultats à la fois pragmatiques et conceptuels sont en jeu. La Cour suprême l’explique expressément dans l’arrêt Syndicat Northcrest v. Amselem [2004] 2 R.C.S. 551 : « Dans le présent pourvoi, la Cour est appelée à examiner l'interrelation entre certains droits fondamentaux, tant d'un point de vue conceptuel que d'un point de vue pratique ». (par. 1). 

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Section I : Renseignements généraux

La polémique passionnée et souvent houleuse qu’a suscitée la récente légalisation du mariage de personnes de même sexe au Canada témoigne de la complexité du processus de conciliation de droits contradictoires. Le projet de loi C-38 a mis sur le tapis la question de l’équilibre entre la liberté de religion et les droits à l’égalité sexuelle. Les opposants au mariage de couples de même sexe, craignant que la liberté de religion ne soit obscurcie par les droits à l’égalité sexuelle, ont appelé au renforcement des garanties législatives destinées à protéger les croyances et les pratiques des autorités et des institutions religieuses. Quant aux partisans du mariage de couples de même sexe, ils conviennent généralement que la liberté de religion doit être respectée, tout en n’étant pas unanimes sur l’étendue des protections prévues par la Charte des droits et libertés (la « Charte »).

Dans bon nombre de cas, le conflit entre des droits contradictoires se règle par la délimitation de l’étendue des droits en jeu. Il semble clair, par exemple, que la liberté de religion et les droits à l’égalité religieuse autoriseront les autorités religieuses à ne célébrer que les mariages qu’ils jugent conformes aux doctrines et aux principes de leur religion. Cette attitude est tout à fait compatible avec l’interprétation culturelle et juridique communément admise de la liberté de religion. Le besoin de trouver un équilibre entre des droits conflictuels ne se fait sentir que lorsque deux droits se heurtent l’un à l’autre. C’est-à-dire quand un conflit réel apparaît dans les eaux troubles de l’opposition entre des intérêts différents.

Dans le contexte du mariage de personnes de même sexe, de nombreuses questions difficiles liées à des droits contradictoires surgissent dans la zone grise à la frontière des droits. Faudrait-il, par exemple, tenir compte des croyances religieuses des commissaires de mariage civil dans le lieu de travail? Les organismes religieux devraient-ils conserver leur statut d’œuvre de bienfaisance aux fins de l’impôt s’ils refusent de marier des couples de même sexe? Les groupes affiliés à des organismes religieux devraient-ils bénéficier de la protection des garanties en matière de liberté de religion à l’égard, par exemple, de la location de leurs installations pour la célébration de mariages de couples de même sexe? Un organisme religieux devrait-il être autorisé à refuser d’accepter le mariage civil valide d’un employé au motif que sa conception personnelle du mariage est différente?

Pour répondre à ces questions, les arbitres doivent entreprendre de trouver un équilibre délicat entre les droits en jeu. Le débat entourant le projet de loi C-38 n’est que le dernier épisode de la lutte continue en vue d’ébaucher un modèle de conciliation de droits contradictoires dans le contexte des droits de la personne. Il ne fait aucun doute que bon nombre des questions que soulève la légalisation du mariage de couples de même sexe finiront par aboutir devant la Commission ontarienne des droits de la personne (la « Commission ») sous la forme de plaintes pour violation de droits de la personne. Il est donc impératif que la Commission cerne les facteurs qui interviennent dans la conciliation de droits conflictuels.

Les conflits de droits ne sont, bien entendu, pas limités aux motifs de religion ou d’orientation sexuelle. Au fil des ans, la Commission a été saisie de plaintes liées à des droits contradictoires concernant pratiquement tous les motifs protégés en vertu du Code. La Commission est bien consciente du besoin de trouver un équilibre approprié entre les différents droits protégés dans le Code et la Charte. Des notes d’information et des documents de politique publique produits par la Commission ont donné un aperçu des outils qu’utilisent les tribunaux pour concilier des droits opposés. Ces documents constituent un tremplin utile pour l’analyse détaillée des avantages et des limites des approches de conciliation suivies dans des causes précédentes.

Section II : Établir l’absence de conflits de droits

De nombreux litiges qui semblent soulever un conflit de droits contradictoires se révèlent, après examen approfondi, être des situations qui peuvent très bien être résolues sans passer par le processus complexe d’établir un équilibre entre des droits contradictoires. Étant donné les difficultés liées à ce processus, il est impératif que seuls les conflits réels de droits fassent l’objet d’un effort de conciliation. Dans la présente section, nous examinerons brièvement les facteurs utilisés pour déterminer l’existence d’un véritable conflit de droits contradictoires. Cependant, avant de s’atteler au processus de conciliation, il faut répondre à trois questions importantes :

  • Les conflits de droits sont-ils correctement caractérisés?
  • Les droits en jeu sont-ils des droits valides et reconnus par la loi?
  • Les besoins des deux parties sont-ils vraiment contradictoires?

Si la réponse à une seule de ces questions est négative, cela signifie qu’il n’est pas nécessaire de s’aventurer dans les eaux troubles du processus de conciliation de droits conflictuels. Deux solutions s’offrent alors : rejeter les plaintes pour conflits de droits pour cause d’invalidité ou de non-pertinence, ou gérer le conflit en imposant des mesures d’accommodement informelles.
Dans tout conflit apparent de droits, il faut examiner la question de l’opportunité de la plainte. Il est assez courant de brandir la carte du conflit de droits comme moyen de défense, mais le nombre de causes présentant un conflit réel sera beaucoup plus rare. Peut-être que les intérêts en jeu ne sont pas vraiment conflictuels. Pour évaluer le bien-fondé de la caractérisation du conflit, il est important de se demander si le conflit met réellement en jeu deux droits également valides. Le conflit peut être présenté comme un conflit de droits contradictoires, mais cette étiquette n’est correcte que si les plaintes sont réellement liées à des motifs protégés en vertu du Code ou de la Charte.

Citons par exemple le principe solidement ancré dans le droit des droits de la personne selon lequel la préférence du client ne peut pas être invoquée pour justifier un acte discriminatoire [3]. Cependant, la préférence du client peut être le motif sous-jacent des plaintes qui, à première vue, semblent porter sur un conflit de droits. L’un des moyens de vérifier si c’est véritablement le cas est de délimiter soigneusement les droits en jeu.  Un exemple particulièrement marquant de l’habitude de masquer la préférence du client par une étiquette de droits contradictoires est l’objection à l’allaitement dans des lieux publics.  Les organismes et les particuliers opposés à cette pratique ont souvent clamé qu’ils avaient le « droit » d’exiger notamment qu’une femme qui allaite se couvre ou qu’elle se rende dans un endroit privé. Il a parfois été tenté de fonder ce droit sur la liberté d’expression afin de présenter ces exigences comme des droits de la personne légitimes.

À première vue, il semble bien y avoir un conflit entre la liberté d’expression et le droit à un traitement égal sans discrimination fondée sur le sexe. Cependant, un examen attentif de la question de savoir si ces droits sont correctement étiquetés aboutit à un résultat différent. La jurisprudence des tribunaux judiciaires et des tribunaux administratifs a clairement établi le droit d’une femme à allaiter en public [4]. Et surtout, ces décisions ont statué que les actions visant à empêcher une femme d’allaiter en public étaient discriminatoires. Cette jurisprudence signifie qu’en l’absence d’une plainte convaincante et également valide pour discrimination, la femme a un droit catégorique à allaiter en public. L’argument de la liberté d’expression n’est pas un contre-argument valide parce qu’il n’existe pas de droit juridique positif à la préférence individuelle. En d’autres termes, n’importe qui peut exprimer ses préférences personnelles à propos de l’allaitement en public, mais il n’est pas possible d’invoquer ces préférences pour contraindre une femme à cesser une activité qui est déjà reconnue comme un droit à l’égalité bien établi. Dans cet exemple, ce qui revient à un critère de norme communautaire pour la discrimination se cache derrière une étiquette de liberté d’expression [5]. Dès que ce déguisement est mis au jour et que le motif réel de la plainte est révélé, il n’y a plus aucune raison de s’atteler à la tâche de concilier des droits contradictoires.

Il peut y avoir d’autres cas, cependant, dans lesquels les deux premières questions de la caractérisation et de la validité obtiennent une réponse positive. Dans ces cas, le conflit entre des droits contradictoires passera au troisième niveau d’évaluation : les besoins des deux parties sont-ils réellement en conflit? À ce stade de l’analyse, il est important de mettre l’accent sur les besoins précis de chaque partie afin de déterminer s’il est possible ou non de les accommoder. Si c’est possible, il n’est plus nécessaire de se lancer dans le processus de conciliation des droits plus formel.

À titre d’exemple, examinons le scénario suivant : une personne souffrant d’un handicap utilise un chien d’assistance pour exécuter ses tâches d’enseignant, mais une élève de la classe qui souffre d’un handicap (des allergies) a des réactions allergiques en présence du chien. Le Code ordonne aux employeurs de tenir compte des besoins des employés handicapés, et aux fournisseurs de services de tenir compte des besoins des clients handicapés. Le Code n’établit pas une échelle de priorité entre ces besoins ou ces exigences – ils sont tout aussi importants les uns que les autres. Il est toutefois possible de résoudre le conflit créé par ces droits contradictoires en procédant à une évaluation minutieuse des besoins des deux parties. L’employeur ou le fournisseur de services doit commencer par cerner aussi précisément que possible les mesures d’adaptation que requiert l’employé ou le client, afin de savoir si les besoins des deux parties sont réellement conflictuels. Par exemple, dans quelle mesure le chien d’assistance aide l’employé dans la salle de classe? Y a-t-il d’autres moyens de lui offrir le soutien dont il a besoin sans avoir recours au chien? Le document de la Commission intitulé « Politique et directives concernant le handicap et l'obligation d'accommodement » affirme que : « si on a le choix entre deux mesures d’adaptation qui répondent aussi bien l’une que l’autre aux besoins de la personne tout en respectant sa dignité, les responsables de l’adaptation peuvent choisir la solution la moins coûteuse ou celle qui entraîne le moins de dérangement pour l’organisme. » [6] Les besoins de l’élève doivent être évalués de la même façon. Si les besoins d’adaptation sont directement en conflit, l’employeur ou le fournisseur de services se doit de trouver des solutions qui satisferaient les deux personnes concernées. Dans notre exemple, il pourrait être suffisant de transférer l’élève dans une autre classe avec un autre enseignant.

Alors que les deux premiers volets de l’évaluation visent à déterminer l’opportunité et la validité des plaintes, le troisième volet de l’évaluation s’attache aux besoins précis que soulèvent les droits conflictuels, dans l’objectif de réduire l’étendue du conflit. Dès que la cause précise du conflit est découverte, il devient possible de satisfaire aux besoins des deux parties concernées dans le même temps, sans avoir recours au processus compliqué de la conciliation entre des droits aussi légitimes les uns que les autres. Ce n’est que si on peut répondre par l’affirmative à ces trois questions, qu’il sera nécessaire de faire appel aux outils de conciliation décrits à la.


[3] Berry v. Manor Inn (1980) 1 C.H.R.R. D/152.
[4] Voir par exemple, Québec et Giguere c. Montréal (Ville) (2003) 47 C.H.R.R. D/67.
[5] Supra note 2, à D/153.
[6] CODP, Politique et directives concernant le handicap et l'obligation d'accommodement (2000), p. 21.

Section III : Les outils de conciliation

Cette section du document passe en revue les divers outils de conciliation que l’on trouve dans le Code et dans la jurisprudence pertinente. Des documents tels que les notes d’information et les politiques de la Commission contiennent des renseignements précieux sur ces outils et nous les avons intégrés à l’analyse qui suit. L’intention de cette section est de présenter les outils de conciliation de droits contradictoires qui seront utilisés dans les scénarios décrits à la Section IV. Plutôt que d’évaluer les avantages et les inconvénients de chacun de ces outils, la présente Section s’applique surtout à assembler une boîte à outils conceptuelle dont le contenu représente la gamme complète des méthodes de conciliation.

Conciliation en vertu des dispositions du Code

La structure du Code fournit en elle-même des outils précieux pour la conciliation de droits contradictoires. La méthode fondée sur des principes privilégie les valeurs que véhiculent le préambule et le cadre d’interprétation réglementaire établi, alors que l’approche pragmatique s’attache aux exceptions pertinentes que prévoit le Code (articles 18; 18.1; 20 (3); et 24). La présente section du document examine chacun de ces aspects du Code dans le souci de cerner les outils de conciliation qu’il propose.

A. Le préambule

Le préambule du Code est le point de départ : il oriente la conciliation de droits contradictoires en mettant en exergue les valeurs sous-tendant le Code et la législation en matière de droits de la personne en général. Ces valeurs constituent le cadre référentiel général dans les limites duquel la conciliation a lieu. Quatre principes clés émergent du préambule :

  1. Reconnaissance de la dignité et de la valeur de toute personne;
  2. Octroi à tous des mêmes droits et des mêmes chances, sans discrimination contraire à la loi;
  3. Création d’un climat de compréhension et de respect mutuel, de façon que;
  4. Chacun se sente partie intégrante de la collectivité et apte à contribuer pleinement à l’avancement et au bien-être de la collectivité et de la province.

L’équilibre entre les droits du particulier et les droits du groupe est inhérent à ces valeurs. Le préambule véhicule une vision de droits relationnels qui prône l’égalité de chaque personne parallèlement au développement et au bien-être communautaire. Le renvoi, dans le préambule, à la fois à l’égalité individuelle et à la création d’un climat communautaire de respect mutuel, souligne l’importance de ces deux aspects. Ces valeurs ne découlent pas d’un rapport hiérarchique, mais plutôt d’une égalité mutuellement constitutive. Cela signifie que l’égalité individuelle est favorisée par la création d’un climat de respect mutuel et, à son tour, la collectivité bénéficie de la reconnaissance de la dignité et de la valeur inhérentes de chaque personne. Le préambule déclare sans ambiguïté que l’objectif de la législation en matière de droits de la personne ne se limite pas à simplement obtenir une mesure de redressement concrète en cas de violations des droits à l’égalité, cette législation cherche également à favoriser un climat inclusif de respect mutuel.

B. Principes interprétatifs

Dès le début, le Code s’attache à la relation complexe entre des droits conflictuels et semble anticiper le fait que l’égalité individuelle risque parfois de se heurter à l’effort de créer un climat de respect mutuel. Alors que le préambule énonce les objectifs généraux du Code, il revient aux tribunaux d’ébaucher les principes interprétatifs régissant le Code. Ces principes servent également à guider le processus de conciliation. En réalité, le processus de conciliation des droits pourrait bien se résumer à une question d’interprétation de la loi [7]. Aux fins du présent document, il convient de mentionner trois larges principes interprétatifs.

Premièrement, le Code devrait être interprété d’une manière compatible avec les objectifs généraux énoncés dans le préambule [8], dont l’élimination de la discrimination. Comme nous l’avons déjà mentionné, le préambule envisage un processus de conciliation préconisant la cohabitation entre les droits du particulier et les droits du groupe.

Deuxièmement, les droits reconnus dans le Code devraient être interprétés largement, alors que les exceptions prévues par la loi à l’exercice de ces droits devraient être interprétées étroitement [9]. Ce principe interprétatif est expliqué plus en détail à la Partie C : Exceptions.

Troisièmement, le Code droit être interprété d’une façon compatible avec l’interprétation de la Charte. Plus précisément, l’interprétation de l’article 15 de la Charte devrait guider l’interprétation des Codes des droits de la personne dans l’ensemble du Canada [10]. Par ailleurs, la signification d’un droit devrait découler de l’analyse de son intention et des intérêts qu’il est censé protéger, ainsi que du contexte dans lequel le droit est affirmé [11]. La relation entre le Code et la Charte est décrite en profondeur dans la section du présent document consacrée à la jurisprudence.

C. Exceptions

Le Code contient plusieurs exceptions qui, lorsqu’elles sont invoquées par l’intimé, jouent le rôle de défenses [12]. Dans bon nombre de cas de conflits de droits, l’interprétation de ces articles est vigoureusement contestée. La question à trancher est la suivante : l’intimé répond-il au critère que décrit l’exception. C’est à l’intimé de prouver qu’il peut se prévaloir de l’exception. Pour trancher cette question, l’arbitre se repose en partie sur les principes interprétatifs applicables aux exceptions. D’une façon générale, les exceptions aux dispositions de base et aux valeurs sous-jacentes du Code devraient être interprétées étroitement [13], alors que les droits eux-mêmes doivent être interprétés largement.

Les exceptions prévues par le Code qui sont le plus souvent invoquées dans des affaires de conflit de droits sont les articles 18, 20 (3) et 24. Le nouvel article 18.1 fera sans aucun doute prochainement son apparition dans les affaires de conflit de droits [14]. Le critère d’admissibilité qu’établit chacun de ces articles délimite à qui les exceptions s’appliquent et dans quelles circonstances. Voici une brève explication de chaque article prévoyant une exception et des critères d’admissibilité qui s’en dégagent. Ces articles du Code tentent de trouver un équilibre entre des droits contradictoires en fournissant aux arbitres des lignes directrices à cet égard, mais le véritable champ d’application de ces articles doit être établi avant qu’une exception puisse être prise en compte dans le processus de conciliation des droits.

Article 18 : Groupement sélectif

Ne constitue pas une atteinte aux droits, reconnus dans la partie I, à un traitement égal en matière de services et d’installations, avec ou sans logement, le fait qu’un organisme ou un groupement religieux, philanthropique, éducatif, de secours mutuel ou social dont le principal objectif est de servir les intérêts de personnes identifiées par un motif illicite de discrimination, n’accepte que des personnes ainsi identifiées comme membres ou participants. (mise en gras ajoutée)

Les passages en gras soulignent les principaux critères d’admissibilité qu’un organisme doit remplir afin de pouvoir se prévaloir de cet article du Code comme défense. L’article 18 s’applique uniquement aux services et aux installations qui sont limités par l’adhésion ou la participation à un organisme qui dessert principalement les intérêts de personnes identifiées par un motif illicite de discrimination. En outre, afin d’être admissible à une exception en vertu de cet article, l’adhésion et la participation doivent être limitées à des personnes qui servent les principaux intérêts de l’organisme. Par exemple, cette disposition tient compte des libertés religieuses en autorisant les institutions religieuses à faire preuve de discrimination fondée sur la religion dans leurs politiques d’admission. En vertu de l’article 18, une école chrétienne postsecondaire peut limiter ses admissions aux étudiants qui admettent que l’homosexualité est un péché et qui s’engagent à ne pas se livrer à des pratiques homosexuelles [15].

L’interprétation de cet article dans la jurisprudence établit un équilibre entre la liberté d’association et les droits à l’égalité. L’article 18, comme chacun des autres articles stipulant une exception, examine la relation entre les sphères publique et privée. Le droit du public à être traité sans discrimination doit être pesé contre le droit d’un organisme privé à limiter ses membres à un groupe identifié [16]. Dans un cas proéminent, le refus d’accepter la demande d’adhésion d’une femme dans une organisation d’hommes n’a pas été considéré comme un refus de services discriminatoire parce que les membres d’un groupe qui est protégé contre la discrimination peuvent être exclus d’organismes sociaux ou culturels qui ne sont pas un service public [17]. Il est de la responsabilité de la partie invoquant l’exemption de prouver qu’elle entre tout à fait dans les limites du critère prévu par l’article [18]. Si l’objectif principal de l’organisme est de servir les intérêts de ses membres, il devrait bénéficier de la protection de cet article même si l’organisme se livre aussi à des activités de participation communautaire. Le terme « principal » a été interprété comme signifiant « en majeure partie » au lieu de « seulement ». Une certaine marge de manœuvre a également été conférée à l’interprétation des termes « ainsi identifiées »[19]. Par exemple, un organisme italien qui a notamment pour objectif de « réunir des hommes d’origine italienne » peut remplir l’exigence de l’article 18 de limiter ses membres à des personnes identifiées comme semblables même s’il accepte des hommes mariés à des femmes d’origine italienne. Ces hommes sont « ainsi identifiés » aux fins de l’article 18 [20].

Article 18.1 : Célébration du mariage par les autorités religieuses

(1) Ne constitue pas une atteinte aux droits, reconnus dans la partie I, à un traitement égal en matière de services et d’installations le fait pour une personne inscrite en vertu de l’article 20 de la Loi sur le mariage de refuser de célébrer un mariage, de permettre qu’un lieu sacré soit utilisé pour la célébration d’un mariage ou pour la tenue d’un événement lié à la célébration d’un mariage, ou de collaborer d’autre façon à la célébration d’un mariage, si le fait de célébrer le mariage, de permettre l’utilisation du lieu sacré ou de collaborer d’autre façon est contraire :

  1. soit à ses croyances religieuses;
  2. soit aux doctrines, rites ou coutumes de la confession religieuse à laquelle elle appartient.

Dans la foulée de la légalisation du mariage de personnes de même sexe, le gouvernement de l’Ontario a présenté le projet de loi 171, Loi modifiant diverses lois en ce qui concerne les unions conjugales [21]. Ce projet de loi contenait une modification à l’article 18, qui ajoute un article 18.1. Comme indiqué ci-dessus, ce nouvel article porte sur la question de la célébration du mariage par les autorités religieuses. Cet article révèle un effort de plus en vue de trouver un équilibre entre des droits contradictoires en vertu du Code. À ce jour, il n’y aucune jurisprudence sur cet article, et donc aucune interprétation de la disposition par les tribunaux. Il est toutefois possible de spéculer sur la façon dont le critère d’admissibilité contribuera au processus de conciliation. L’article semble ne s’appliquer qu’aux autorités religieuses (celles inscrites en vertu de l’article 20 de la Loi sur le mariage [22]) et à leurs actions en rapport avec des services et installations. Il est improbable que cet article s’applique à des commissaires de mariage civil et à d’autres autorités non religieuses. En outre, il est improbable que cet article s’applique à des activités autres que celles liées à la célébration d’un mariage.

Bien que cette modification autorise clairement les autorités religieuses à ne pas célébrer des mariages qui sont contraires à leurs croyances religieuses, il reste encore à tester l’étendue de ces protections. Au moins deux éléments du paragraphe 18.1 (1) devront être interprétés plus en profondeur : l’éventail des événements liés à la célébration d’un mariage qu’une autorité religieuse peut refuser d’exécuter; et, l’étendue des lieux sacrés visés par la désignation de « lieu sacré ». La modification donne quelques indications à ce sujet, car elle définit le terme « lieu sacré » comme étant « notamment un lieu de culte et de toutes installations auxiliaires ou accessoires ».  (par. 18.1 (3)). La signification de « auxiliaires » et « accessoires » sera contestée, surtout dans le cas où un immeuble appartenant à une organisation religieuse propose au grand public des locaux à louer, mais refuse de louer des locaux à un couple de même sexe souhaitant y tenir sa réception de mariage. De même, il reste encore à clarifier l’éventail des événements liés à la célébration d’un mariage. L’anniversaire du mariage d’un couple de même sexe ou la réception de mariage d’un couple de même sexe seront-ils considérés comme « un événement lié à la célébration d’un mariage »?

À titre d’exemple du processus de conciliation de droits contradictoires, la défense qu’offre cet article semble réitérer les principes généraux d’interprétation qui accompagnent toutes les dispositions du Code prévoyant une exception. En effet, l’article énonce une exception étroite, plutôt que large. L’article 18.1 circonscrit raisonnablement l’exception afin d’assurer une protection complète pour les autorités religieuses tout en demeurant délibérément muet sur les exceptions applicables aux commissaires de mariage civil. Ce silence va probablement être interprété comme un refus implicite d’octroyer ces exceptions à des autorités séculières.
L’article 18.1 suit également les principes de conciliation que l’on retrouve dans les décisions prises en vertu de la Charte au sujet de la liberté de religion. Il ressort de la jurisprudence que la liberté de religion doit être interprétée largement [23], mais que les services normalement offerts au public doivent l’être d’une façon non discriminatoire [24]. L’article 18.1 laisse entendre qu’il sera possible pour un représentant religieux de se prévaloir de cette défense même si la confession religieuse à laquelle il appartient n’a pas pris position contre les mariages de couples de même sexe (interprétation large de la liberté de religion). Et pourtant, il semble que seul un représentant religieux ait la possibilité de faire valoir cette défense et qu’un administrateur d’église ne puisse pas refuser la location d’un lieu sacré en invoquant la défense (reconnaissance implicite du fait que les personnes offrant des services au public doivent assurer un traitement égal en matière de services et d’installations).

Paragraphe 20 (3) : Clubs de loisirs

Ne constitue pas une atteinte au droit, reconnu à l'article 1, à un traitement égal en matière de services et d'installations le fait qu'un club de loisirs limite l'accès à ces services ou installations ou accorde une préférence en ce qui concerne les cotisations des membres ou autres droits pour des raisons fondées sur l'âge, le sexe, l'état matrimonial, le partenariat avec une personne de même sexe ou l'état familial.

Bien que le paragraphe 20 (3) ne soit pas souvent invoqué comme défense, il donne un autre aperçu des méthodes de conciliation de droits contradictoires en vertu du Code. Cet article semble reposer sur des présomptions concernant l’impossibilité de concilier certaines caractéristiques d’identité. Quatre motifs de discrimination (l’âge, le sexe, l’état matrimonial et l’état familial) obtiennent le statut d’exception dans cet article. Il est important de rappeler les motifs qui ne sont pas inclus dans l’article : la race, l’ascendance, le lieu d’origine, la couleur, l’origine ethnique, la croyance, l’orientation sexuelle ou un handicap. Les quatre motifs indiqués dans l’article représentent les caractéristiques qui sont considérées comme présentant des différences réelles ou fondamentales qui méritent d’être protégées. Les motifs qui ne sont pas prévus semblent représenter les caractéristiques que l’on considère comme créées par la société ou une certaine culture plutôt que réelles. En d’autres termes, les différences réelles entre les hommes et les femmes sont renforcées par l’existence de clubs de loisirs destinées à des personnes d’un sexe particulier, alors qu’un club de loisirs réservé à des blancs ne fait que perpétuer des stéréotypes et une discrimination fondée sur la race. La politique qui réserve le club à des Blancs seulement ne se fonde pas sur des différences réelles, mais plutôt sur l’illusion d’une différence qui est utilisée pour justifier des pratiques discriminatoires.

Comme l’article 18, le paragraphe 20 (3) tente de trouver un équilibre entre la liberté d’association et les droits à l’égalité. Toutefois, le paragraphe 20 (3) expose une forme unique, essentialiste, de la conciliation, car c’est le simple fait de l’identité qui détermine si un organisme est admissible ou non à la protection conférée par l’article. Cette disposition soulève un certain nombre de questions interprétatives qui, à leur tour, auront des conséquences sur le processus de conciliation de droits contradictoires : quelle est la définition de « club de loisirs »? Devrait-il y avoir un lien raisonnable et de bonne foi entre les intérêts du groupe particulier et le motif de discrimination?  Devrait-il y avoir un lien entre les intérêts du groupe et les services ou les installations qu’il offre pour faire la promotion de ces intérêts? Que se passe-t-il s’il existe une différence entre les intérêts « déclarés » et les intérêts « poursuivis réellement » du groupe, ou si ces intérêts faiblissent ou changent avec le temps? Un groupe de loisirs peut-il se livrer à une discrimination sélective?

L’absence de jurisprudence sur le paragraphe 20 (3) signifie qu’il existe très peu de lignes directrices guidant l’interprétation de cet article. À première lecture, l’article semble protéger les clubs de loisirs contre les plaintes prétendant qu’ils traitent différemment les femmes, entre autres, en termes de service à la clientèle. Par exemple, sous les auspices de cet article, un club de golf peut soutenir qu’il est permis de donner la préférence à des membres de sexe masculin en ce qui concerne les heures de départ et l’accès au parcours de golf. Il est toutefois improbable qu’une telle défense résisterait à l’examen des droits à l’égalité prévus par la Charte. Étant donné que les dispositions du Code doivent être interprétées conformément aux principes d’examen de la Charte, les défenses qu’offre cet article du Code ne reposent pas sur une base solide.

À ce jour, la Commission n’a pas élaboré de politique interprétant le paragraphe 20 (3), et les défenses que suggère cet article indiquent une approche encore peu développée de la conciliation. Autoriser des exceptions qui reposent sur le simple fait d’identité est trop large et ne respecte pas l’esprit de la loi qui se dégage des autres articles du Code prévoyant des exceptions. La désignation plutôt arbitraire de certaines caractéristiques d’identité comme étant réelles ou fondamentales ne correspond pas à l’intention, énoncée dans le préambule, de créer un climat de compréhension et de respect mutuel. L’utilité de cette disposition, pour comprendre les rouages de la conciliation de droits contradictoires, est qu’elle met en valeur les dangers d’une approche trop simpliste. Devant fournir une défense qui respecte certaines formes d’association, cet article risque par inadvertance de légitimiser la discrimination que le Code s’applique à éradiquer.

Paragraphe 24 (1) : Emploi particulier

Ne constitue pas une atteinte au droit, reconnu à l'article 5, à un traitement égal en matière d'emploi le fait :(a) qu'un organisme ou un groupement religieux, philanthropique, éducatif, de secours mutuel ou social dont le principal objectif est de servir les intérêts de personnes identifiées par la race, l'ascendance, le lieu d'origine, la couleur, l'origine ethnique, la croyance, le sexe, l'âge, l'état matrimonial, le partenariat avec une personne de même sexe ou un handicap n'emploie que des personnes ainsi identifiées ou leur accorde la préférence si cette qualité requise est exigée de façon raisonnable et de bonne foi compte tenu de la nature de l'emploi; (mise en gras ajoutée)

Bon nombre d’affaires proéminentes de conflits de droits mettent en cause le paragraphe 24 (1) et, pour cette raison, les principes interprétatifs liés à cette disposition sont devenus des outils de conciliation importants. Le processus de conciliation, dans le cadre de cette disposition, commence par un examen de la question de savoir si l’intimé remplit ou non les critères d’admissibilité de l’article. Comme pour l’article 18, l’intimé doit avoir pour principal objectif de servir un groupe identifiable, et la préférence en matière d’emploi doit être accordée aux personnes ainsi identifiées. En outre, l’article 24 exige que l’employeur prouve que la préférence en matière d’emploi est exigée de façon raisonnable et de bonne foi, en raison de la nature de l’emploi. Ces critères permettent d’assurer une conciliation juste et proportionnelle des droits contradictoires parce qu’ils intègrent plusieurs obstacles que les employeurs doivent surmonter s’ils souhaitent se prévaloir de cette défense.

Prenons un cas hypothétique pour illustrer le processus de conciliation de droits contradictoires dans le cadre de cet article. Une organisation chrétienne évangélique fournit des services de soins en établissement à des personnes souffrant de handicaps de développement. L’organisation reçoit des fonds de l’État pour administrer un foyer pour enfants handicapés. Les employés sont tenus de signer une déclaration de bonnes mœurs dans laquelle ils s’engagent à ne pas se livrer à toute une liste de comportements, dont les relations homosexuelles, parce qu’ils sont contraires aux croyances chrétiennes. Une employée, Sally, signe cette déclaration de bonnes mœurs, mais après plusieurs années de service dans cette organisation, elle noue une relation lesbienne. Son employeur l’apprend et la convoque à ce sujet. Sally lui confirme sa relation avec une autre femme. L’employeur l’encourage à trouver un emploi ailleurs et Sally finit par démissionner à cause de la mauvaise ambiance au travail. Elle affirme maintenant que son droit à un traitement égal sans discrimination fondée sur l’orientation sexuelle en matière d’emploi a été violé. L’organisation soutient qu’elle est protégée en vertu du paragraphe 24 (1) du Code.

Le processus de conciliation de ces droits conflictuels à l’aide des outils que propose cet article du Code commence par l’examen du mandat de l’organisation afin de déterminer quel est son objectif principal. Si son objectif principal est de servir les intérêts d’enfants handicapés, la défense ne va lui permettre de se protéger contre Ies sanctions du Code que si l’organisation engage des handicapés (« personnes ainsi identifiées»), et non des évangélistes. En revanche, si l’objectif principal de l’organisation est de servir des évangélistes, elle peut avoir une défense légitime. Toutefois, comme nous l’avons déjà déclaré dans l’analyse des autres exceptions prévues dans le Code, ces articles doivent être interprétés étroitement si l’organisme en cause est public (par opposition à un organisme privé). Dans cet exemple, si l’organisation dépend de l’octroi des fonds publics et qu’une condition du financement est que l’organisation accepte tous les enfants handicapés, l’organisation ne pourra pas alors prétendre que l’identité évangéliste est son objectif principal.

Si l’organisation parvient à surmonter ce premier obstacle, il lui reste encore à remplir l’exigence que la qualité requise soit exigée « de façon raisonnable et de bonne foi ». La qualification « de façon raisonnable et de bonne foi » a été assimilée à un « bris d'égalité imposé par la loi »[25]. Cet aspect du paragraphe 24 (1) ajoute un autre niveau de conciliation à l’article. Il y a donc lieu maintenant de l’examiner conformément au critère en trois volets que la Cour suprême a mis au point dans l’arrêt Meiorin [26]. Chaque volet du critère veille à ce que le paragraphe 24 (1) pondère avec prudence les intérêts des deux parties :

Premièrement, l'employeur doit démontrer qu'il a adopté la norme dans un but rationnellement lié à l'exécution du travail en cause. [...] Deuxièmement, l'employeur doit établir qu'il a adopté la norme particulière en croyant sincèrement qu'elle était nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail. Troisièmement, l'employeur doit établir que la norme est raisonnablement nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail. Pour prouver que la norme est raisonnablement nécessaire, il faut démontrer qu'il est impossible de composer avec les employés qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans que l'employeur subisse une contrainte excessive [27].

Ce critère place le fardeau de la preuve sur l’employeur. C’est à lui de démontrer pourquoi il ne peut pas accommoder Sally en invoquant l’impossibilité, la contrainte excessive. En appliquant une norme d’examen aussi stricte, la Cour suit un processus de conciliation dans le cadre duquel la justification de l’atteinte à un droit à l’égalité doit incorporer les valeurs sous-tendant les droits eux-mêmes.

La Cour a formulé ce critère de sorte qu’il soit conforme aux valeurs énoncées dans le préambule du Code. Bien qu’à première vue, le critère illustre une méthode de conciliation pragmatique, parce qu’il met l’accent sur le devoir d’adaptation, la rigueur de ce devoir témoigne du rapprochement entre une conciliation fondée sur des principes et une conciliation pragmatique. L’employeur a le devoir de composer raisonnablement avec un employé et ce devoir est une prolongation du principe obligatoire selon lequel toute personne a droit à un traitement égal sans discrimination [28]. Réciproquement, l’employeur qui satisfait à tous les critères liés au paragraphe 24 (1) est en mesure de justifier des pratiques d’embauche préférentielles.

En ce qui concerne l’accommodement dans l’affaire Sally, si l’on adopte une approche pragmatique de la conciliation des droits, il devient possible de plaider que Sally peut très bien travailler pour l’organisation évangélique et rester lesbienne, si elle s’engage à ne pas se livrer à des activités lesbiennes au travail. En réalité, comme indiqué ci-dessous, l’écart entre croyances et conduite constitue précisément l’approche de la conciliation adoptée par la Cour suprême dans l’arrêt Trinity Western. Précisons tout de même que cette approche pragmatique du style « je ne demande rien, je ne sais rien » n’est pas nécessairement en accord avec le principe de la création d’un climat de compréhension et de respect mutuel. Le choix d’une solution viable au problème de la conciliation de droits contradictoires n’est pas toujours compatible avec une vision idéale des principes anti-discriminatoires selon laquelle chaque droit est entièrement réalisé. La méthode de la conciliation pragmatique peut plutôt aboutir à un compromis prudemment installé qui adhère au principe selon lequel aucun droit n’est absolu [29].

Conciliation des droits selon la jurisprudence

Les outils de conciliation ressortant du Code sont interprétés et mis en œuvre dans des décisions judiciaires à propos de la conciliation de droits contradictoires. La présente section du document renvoie à trois arrêts récents qui décrivent expressément la complexité du processus de conciliation de droits [30]: Trinity Western (2001) [31]; Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe (2004) [32]; et Brillinger c. Brockie (2002) [33]. Ces arrêts ont été analysés en détail dans des notes d’information précédentes et dans la Politique concernant la discrimination et le harcèlement fondés sur l'orientation sexuelle de la Commission, et leurs stratégies de conciliation expliquées. L’objectif de la présente section du document est d’examiner comment les tribunaux appliquent les deux méthodes de conciliation, l’approche fondée sur des principes et l’approche pragmatique. L’arrêt Trinity Western présente sans doute la vision la plus complète de l’intégration des deux approches de conciliation. L’absence d’un contexte factuel signifie que le Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe est nécessairement axé sur une approche de la conciliation fondée sur des principes. En revanche, la décision que prend la Cour suprême dans l’arrêt Brillinger semble privilégier une approche pragmatique de la conciliation. Les outils de conciliation élaborés dans chacune de ces décisions ont permis d’agrandir la boîte à outils conceptuelle aux fins de la conciliation de droits contradictoires.

Trinity Western

L'université Trinity Western (« UTW ») est un établissement privé situé en Colombie-Britannique et associé à l'Evangelical Free Church of Canada. L'UTW a établi un programme de formation des enseignants menant à un baccalauréat en enseignement après cinq années d'études, dont quatre à l'UTW et la cinquième sous l'égide de l'université Simon Fraser (« USF »). L'UTW a demandé au British Columbia College of Teachers (« BCCT ») l'autorisation d'assumer l'entière responsabilité du programme de formation des enseignants. L’UTW offre un programme qui reflète sa vision chrétienne du monde. Elle exige des étudiants qu’ils signent un document énonçant des « normes communautaires » qui prévoient l’interdiction de se livrer à des activités homosexuelles. Le BCCT a refusé d'approuver la demande parce qu'il était contraire à l'intérêt public qu'il approuve un programme de formation des enseignants offert par un établissement privé qui paraissait se livrer à des pratiques discriminatoires.

Pour rendre sa décision dans cette affaire, la Cour suprême a dû se pencher sur la question de savoir comment concilier deux garanties opposées de la Charte : la liberté de religion et les droits à l’égalité en matière d’orientation sexuelle. Bien que la décision dans l’arrêt Trinity Western ait été prise dans le contexte de la Charte, les principes interprétatifs établis commandent d’appliquer les Codes des droits de la personne en conformité avec les valeurs préconisées par la Charte. En fait, l’arrêt Trinity Western est devenu l’exemple paradigmatique de la conciliation de droits opposés le plus souvent cité dans des décisions subséquentes du Tribunal des droits de la personne, et la Commission recourt de préférence aux outils proposés dans l’arrêt Trinity Western pour trouver un équilibre entre des droits opposés.   

Pour concilier les droits, la Cour a tenu compte à la fois d’une méthode fondée sur des principes et d’une méthode pragmatique. Le principe important qui se dégage de cette décision est que tout conflit potentiel entre des droits opposés peut se régler en délimitant correctement la portée de ces droits. Cet exercice est nécessaire parce que, en principe, il n’y a pas de hiérarchie entre les droits protégés par la Charte ou le Code : « Il y a lieu de régler tout conflit éventuel entre les libertés religieuses et les droits à l'égalité en délimitant correctement les droits et valeurs en cause. Une bonne délimitation de la portée des droits permet d'éviter un conflit en l'espèce. Ni la liberté de religion ni la protection contre la discrimination fondée sur l'orientation sexuelle ne sont absolues. » [34] La circonscription rigoureuse de la portée et de l’étendue de chaque droit en cause peut contribuer à résoudre assez rapidement la question de la conciliation des droits. Ainsi, une fois que la portée du droit est établie, le plaignant et l’intimé sauront plus ou moins si leurs actions sont protégées par la loi ou non.

Dans l’arrêt Trinity Western, la Cour a conclu que la distinction entre croyances et conduite pourrait servir de délimitation de la portée de la liberté de religion; « Il convient généralement de tracer la ligne entre la croyance et le comportement. La liberté de croyance est plus large que la liberté d'agir sur la foi d'une croyance. »[35] Aussi longtemps qu’une croyance discriminatoire ne se traduit pas par une conduite discriminatoire, les particuliers et les institutions ont le droit d’affirmer ces croyances [36]. Cette distinction est un outil principal de conciliation. Mais surtout, la délimitation de la portée d’un droit ne se fait pas en vase clos. La portée d’un droit est évaluée, en partie, par rapport à d’autres droits et en tenant compte du contexte factuel en jeu : « La protection ultime accordée par un droit garanti par la Charte doit être mesurée par rapport aux autres droits et au regard du contexte sous-jacent dans lequel s'inscrit le conflit apparent. » Cette approche comparative et contextuelle de la protection des droits ouvre la porte à des outils pragmatiques qui s’intègrent à l’équation de la conciliation des droits.

Les outils pragmatiques de conciliation qu’épouse l’arrêt Trinity Western mettent en avant le contexte des plaintes en matière d’égalité [37]. Premièrement, les éléments de preuve exigés sont très importants dans l’optique de la conciliation pragmatique. Le tribunal a répété que la seule anticipation d’un comportement discriminatoire n’était pas suffisante pour justifier une limitation des droits. En l’absence d’une preuve concrète que les enseignants formés à l’UTW avaient favorisé la discrimination dans la salle de classe, la liberté des personnes d’adhérer à certaines croyances religieuses doit être respectée. En bref, à moins que les éléments de preuve ne démontrent le contraire, les enseignants formés à l’UTW pouvaient garder au vestaire leurs croyances personnelles lorsqu’ils ont commencé à enseigner dans une école publique. Deuxièmement, le tribunal a maintenu la distinction entre organisme public et organisme privé pour établir l’équilibre approprié entre des droits contraires. Il n’a pas remis en question la capacité de l’UTW, en tant qu’établissement religieux, d’exiger de ses étudiants qu’ils signent une entente de principes communautaires. Bien que le tribunal ait fait observer que des étudiants homosexuels ne seraient pas tentés de fréquenter cet établissement et qu’ils ne signeraient ce contrat qu’à un prix personnel élevé, il estime que l’adhésion volontaire à un Code de conduite reposant sur des croyances religieuses personnelles, dans un établissement privé, n’est pas en soi discriminatoire. Dans l’arrêt Trinity Western, l’accent mis sur la preuve préexistante de la discrimination et la distinction entre établissements privé et public, dévoile deux approches pragmatiques précises de la conciliation de droits opposés qui confirme le vaste principe de la délimitation de l’étendue des droits en jeu.

Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe

En réponse à des décisions de tribunaux provinciaux, en Colombie-Britannique [38], en Ontario [39] et au Québec [40], qui ont changé la définition de mariage pour inclure les couples de même sexe, le gouvernement libéral fédéral a ébauché le projet de loi C-38, Loi concernant certaines conditions de fond du mariage civil. Le projet de loi C-38 a proposé de légaliser le mariage de couples du même sexe dans tout le Canada [41]. L’une des questions les plus pressantes qui a surgi dans les causes provinciales et le projet de loi C-38 a été la question de savoir comment assurer la protection de la liberté de religion, surtout par rapport à la célébration du mariage, tout en reconnaissant que la définition conventionnelle du mariage violait de façon inhérente les droits à l’égalité des couples de même sexe.       

Soucieux de la difficulté de concilier deux prétentions valides à des droits à l’égalité, le gouvernement fédéral a renvoyé une ébauche du projet de loi C-38 à la Cour suprême sollicitant ses conseils. Espérant que la Cour mettrait au point une méthodologie permettant d’alléger les tensions entre la liberté de religion et les droits à l’égalité en matière sexuelle, le gouvernement a demandé à la Cour si la liberté de religion garantie par le paragraphe 2 (a) de la Charte protégeait les autorités religieuses de la contrainte d’avoir à marier deux personnes du même sexe contrairement à leurs croyances religieuses. La réponse de la Cour à cette question fournit une formulation de plus de l’approche fondée sur des principes de la conciliation, tout en réaffirmant qu’en l’absence d’un contexte factuel, l’application pragmatique de ces principes est impossible.    

L’outil de conciliation fondée sur des principes le plus important que dégage cette cause est le suivant : pour qu’un conflit de droits existe, il faut qu’il y ait une atteinte réelle à un droit par un autre. Aux termes de la Cour : « La simple reconnaissance du droit à l'égalité d'un groupe ne peut, en soi, porter atteinte aux droits d'un autre groupe. L'avancement des droits et valeurs consacrés par la Charte profite à l'ensemble de la société et l'affirmation de ces droits ne peut à elle seule aller à l'encontre des principes même que la Charte est censée promouvoir. » [42] Les droits à l’égalité coexistent, donc, dans une relation compatible avec les valeurs de compréhension et de respect mutuel qui sous-tendent aussi bien la Charte que le Code [43]. Ce principe résume la troisième étape susmentionnée pour déterminer s’il existe vraiment un conflit de droits; il n’y a de conflit qu’en présence d’une atteinte réelle à des droits. Étendre le droit au mariage à des couples de même sexe n’est pas en soi contraire aux droits garantis par la Charte que d’autres pourraient invoquer. Comme le mémoire de la Commission déposé à la Cour l’affirmait : [TRADUCTION] « L’exclusion est discriminatoire, l’inclusion ne l’est pas. La personne dont la demande d’accès a été rejetée peut se plaindre de discrimination; la personne qui souhaite refuser l’accès peut se plaindre, mais pas de discrimination. » [44]

Dans sa réponse au Renvoi, la Cour a affirmé que la liberté de religion était un droit en pleine expansion qui « a une portée étendue et la jurisprudence de notre Cour sur la Charte la défend jalousement » [45]. Ce principe s’applique aussi aux Codes des droits de la personne : « (...) les Codes en matière de droits de la personne doivent être interprétés et appliqués dans le respect de la vaste protection accordée par la Charte à la liberté de religion. » [46] La Cour a conclu sans ambiguïté que toute contrainte exercée sur les autorités religieuses pour qu’elles marient des couples de même sexe « serait presque assurément contraire à la liberté de religion garantie par la Charte, compte tenu de la protection étendue accordée à la liberté de religion par l'al. 2 a ) de la Charte » [47]. Comme dans l’affaire Trinity Western, le raisonnement sous-tendant cette conclusion s’inspire de la délimitation de l’étendue de la liberté de religion établie par la Cour. Ce droit s’accompagne du droit de manifester ses croyances religieuses en pratiquant la religion, et l’exercice des droits religieux, comme la célébration du mariage, est un aspect fondamental de la pratique religieuse. Lorsque l’étendue des droits est clarifiée, le potentiel de conflits entre des droits opposés s’en trouve considérablement réduit [48].   

La Cour a laissé entendre que les outils proposés par la Charte seront utilisés en priorité pour concilier des conflits potentiels de droits : « Un conflit des droits n'emporte pas nécessairement l'existence d'un conflit avec la Charte; il peut généralement, au contraire, être résolu à l'aide de la Charte même, au moyen de la définition et de la mise en équilibre internes des droits en cause. » [49] Cette affirmation confirme ce que nous disions plus haut au sujet de l’importance des dispositions du Code relatives à la conciliation des droits. Alors que l’article 1 est la source principale des outils de conciliation dans la Charte, les articles du Code prévoyant des exceptions offrent des solutions pragmatiques à la conciliation qui recourent à des critères justificatifs semblables à ceux que l’on retrouve dans la jurisprudence relative à l’article 1.

Cependant, hormis ces déclarations de principes et la reconnaissance des outils de conciliation existants, la Cour, dans ses réponses au Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, a hésité à fournir une analyse plus détaillée de la question de savoir si la loi proposée crée ou non « une collision inadmissible entre plusieurs droits » [50]. Cette réticence découle du refus d’examiner un potentiel conflit de droits sous une forme purement abstraite. En l’absence d’un contexte factuel, il serait « inapproprié » [51] d’évaluer comment trouver un équilibre entre des droits opposés : « Les décisions relatives à la Charte ne doivent pas être rendues dans un vide factuel. Essayer de le faire banaliserait la Charte et produirait inévitablement des opinions mal motivées. » [52] Ce passage nous rappelle que la conciliation de droits opposés doit toujours prendre en considération le contexte factuel dans lequel s’inscrit le conflit. Il nous rappelle aussi qu’une formule générique ne pourrait pas être utilisée pour concilier des droits conflictuels. Aussi bien l’approche fondée sur des principes que l’approche pragmatique nous offrent des outils précieux, mais ce ne sont que des outils. Aucune de ces approches ne doit être considérée comme la panacée pour la conciliation de droits opposés.   

Brillinger v. Brockie    

Ray Brillinger, en sa capacité de président du Canadian Lesbian and Gay Archives, s’est rendu dans les bureaux de Imaging Excellence Inc, un imprimeur commercial exploité par son propriétaire Scott Brockie, pour lui demander d’imprimer du papier à en-tête et des enveloppes pour la correspondance générale de l’organisme et quelques cartes de visite pour ses cadres. La copie présentée à Imaging contenait le nouveau logo des Canadian Lesbian and Gay Archives et précisait que l’organisme représentait les intérêts des « gais » et « lesbiennes », mais sans parler des objectifs, des activités ou des membres de l’organisme. M. Brockie a refusé de rendre les services d’impression demandés. M. Brillinger et les Canadian Lesbian and Gay Archives ont déposé une plainte pour discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. Pour sa défense, M. Brockie a fait valoir la liberté de religion, soutenant que le fait de fournir des services d’impression à des organismes d’homosexuels serait en opposition directe avec ses croyances religieuses.

La Commission d’enquête de l’Ontario a statué que le refus de M. Brockie de fournir les services était contraire aux protections contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle que garantit le Code et qu’il était raisonnable de limiter la liberté de religion de M. Brockie dans l’objectif d’empêcher que les membres de la communauté des gais et lesbiennes et leurs organismes ne subissent un préjudice causé par le refus de leur fournir des services en raison de leur orientation sexuelle. M. Brockie a interjeté appel devant la Cour supérieure de l’Ontario qui a confirmé la décision originale de la Commission, en la modifiant pour ajouter la reconnaissance explicite de la liberté de religion de M. Brockie. Le tribunal est arrivé à la conclusion que cet ajout était nécessaire en vertu d’une approche pragmatique de la conciliation de droits contradictoires qui se fonde sur le principe, énoncé dans l’arrêt Trinity Western, de la séparation entre croyances et conduite.

Le tribunal a précisé que la liberté d’agir sur la foi de ses croyances religieuses était limitée lorsqu’elle entravait les droits des autres. En examinant les « éléments de base » de cette liberté, il est possible de déterminer quelles activités entraînent l’application des protections prévues par le Code et la Charte. Ces activités, à la « périphérie » de la liberté mériteront moins de protection : [TRADUCTION] « Plus l’activité s’éloigne des éléments de base de la liberté, plus l’activité a de risques de causer un préjudice aux autres et ainsi de ne pas mériter de protection. Le service au public dans un service commercial doit être considéré comme à la périphérie des activités protégées par la liberté de religion. » [53]. L’approche pragmatique de la conciliation qu’a suivie le tribunal découle de cette distinction entre éléments de base et éléments périphériques. En déclarant que l’ordonnance de la Commission aurait pu être moins radicale, la phrase que le tribunal a ajoutée à l’ordonnance de la Commission déclare clairement que [TRADUCTION] « cette ordonnance n’exige pas de M. Brockie ou de Imaging Excellence qu’ils impriment des documents d’une nature que l’on pourrait raisonnablement considérer comme étant en conflit direct avec les éléments de base de ses croyances religieuses ». [54] Le tribunal a trouvé l’ordonnance originale trop radicale, craignant qu’elle ne s’applique à d’autres documents dont le contenu est « contraire aux croyances religieuses fondamentales de l’imprimeur » [55], tels que « des documents qui véhiculent un message prosélyte et promouvant le mode de vie des gais et lesbiennes ». [56]

Bien que cette forme de conciliation pragmatique de droits opposés soit préconisée à la fois dans l’arrêt Trinity Western et dans le Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, le tribunal, dans la décision Brillinger, prend le risque de trouver un équilibre entre des droits opposés dans un vide factuel. La phrase ajoutée par le tribunal à l’ordonnance de la Commission se base sur « quelques situations hypothétiques » [57] plutôt que sur un contexte de preuves réelles. C’est justement ce genre de spéculation que la Cour suprême a voulu éviter dans le Renvoi, parce qu’elle a compris que le processus de conciliation de droits opposés ne pouvait pas s’accomplir uniquement en se fondant sur une définition conceptuelle de l’étendue des droits en jeu. Ce processus doit nécessairement se baser sur les faits spécifiques existants. Comme la note d’information sur cette affaire l’affirme, cet aspect de la décision Brillinger a [TRADUCTION] « le potentiel d’ouvrir la porte à des litiges futurs sur la question de savoir quelles actions doivent être considérées comme contraires aux éléments de base des croyances religieuses. En particulier, la notion que des documents qui “ font la promotion “ du “ mode de vie “ des gais et lesbiennes peuvent être refusés, ouvre la porte à des arguments futurs soutenant qu’un certain nombre d’activités portent atteinte aux éléments de base des croyances religieuses. » [58] L’arrêt Brillinger est l’exemple d’un processus de conciliation trop zélé; l’empressement du tribunal à imaginer des situations hypothétiques obscurcit les paramètres créés par les faits de l’affaire. En bref, le désir d’appliquer une méthode de conciliation fondée sur des principes doit être tempéré par les outils de conciliation pragmatique.

Résumé des outils de conciliation

Dans cette section du document, nous présentons, sous forme de points, un résumé des outils de conciliation examinés ci-dessus. Les deux approches de la conciliation analysées dans le présent document (l’une fondée sur les principes et l’autre pragmatique) constituent le cadre référentiel qui permet de trier ces outils en deux boîtes à outils conceptuelles. Toutefois, comme nous l’avons précisé à de nombreuses reprises dans le présent document, ces deux approches ne se chevauchent pas nécessairement aux fins de l’arbitrage de conflits de droits opposés et dans le Code lui-même.                           

Outils de conciliation fondée sur des principes

Outils de conciliation pragmatique

Maintenir la dignité inhérente et la valeur de chaque personne
Encourager un climat de compréhension et de respect mutuel
Aucun droit n’est absolu
Délimiter l’étendue du droit
Pas de hiérarchie entre les droits
La liberté de croyance est plus vaste que la liberté d’agir sur la foi d’une croyance
La simple reconnaissance des droits à l’égalité d’un groupe ne constitue pas une violation des droits d’un autre groupe
Analyse contextuelle toujours nécessaire
Seul une atteinte réelle des droits déclenche des conflits
Interprétation des droits conforme à leur objet
Les articles prévoyant des exceptions sont interprétés étroitement; les droits sont interprétés largement.

Droits conflictuels également valides?
Conflit réel?
Activités de base ou périphériques?
Les preuves démontrent-elles la discrimination?
Organisme public c. organisme privé?
Devoir d’accommoder?
Exceptions applicables?
Étendue de l’atteinte à chaque droit?

[7] Garrod v. Rhema Christian School (1991), 15 C.H.R.R. D/477.
[8] Ontario (Human Rights Comm.) v. Simpsons-Sears Ltd. (1985), 7 C.H.R.R. D/3102 (C.S.C.).
[9] Dickason v. University of Alberta (1992), 141 N.R. 1 (C.S.C.).
[10] Quebec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) v. Montreal (City), [2000] 1 R.C.S. 665.
[11] Ontario (Human Rights Comm.) v. Ontario (Ministry of Health) (1994), 19 O.R. (3d) 387 (C.A.).
[12] Gibbs v. Battlefords & District Co-Operative Ltd. (1996), 27 C.H.R.R. D/87 (C.S.C.).
[13] Ibid.
[14] L’article 18.1 du Code a été ajouté par le projet de loi 171, Loi modifiant diverses lois en ce qui concerne les unions conjugales, 1ère session, 38e legislature, Ontario, 2005 (sanction royale avec effet au 9 mars 2005).
[15] Trinity Western University v. College of Teachers (British Columbia), 2001 CSC 31.
[16] Martinie v. Italian Society of Port Arthur (1995), 24 C.H.R.R. D/169 (Ont. Bd Of Inquiry).
[17] Gould v. Yukon Order of Pioneers (1996), 25 C.H.R.R. D/87 (C.S.C.).
[18] Supra note 15.
[19] Ibid.
[20] Ibid.
[21] Supra note 13.
[22] Loi sur le mariage, L.R.O. 1990, chap. M.3.
[23] Supra note 14.
[24] Ontario Human Rights Commission v. Brockie [2002] O.J. No. 2375 (Cour supérieure de l’Ontario).
[25] Supra note 6.
[26] British Columbia (Public Service Employee Relations Commission) v. British Columbia Government and Service Employees’ Union (B.C.G.S.E.U.) [1999] 3 R.C.S. 3 (Meiorin).
[27] Ibid., à la p. 4.
[28] Supra note 7.
[29] Supra note 14.
[30] Ces trois arrêts ont été choisis parce qu’ils illustrent trois approches différentes de la conciliation : l’approche fondée sur des principes, l’approche pragmatique et une approche mixte. Il y a un autre arrêt marquant qui n’est pas examiné dans cette section, Hall v. Powers 213 D.L.R. (4th) 308. Les questions soulevées dans l’arrêt Hall sont presque identiques à celles qui sont analysées dans les trois arrêts auxquels nous renvoyons. Il s’agit d’une demande d’injonction interlocutoire interdisant au Catholic District School Board d’empêcher Marc Hall de se rendre au bal des finissants avec son petit ami. Le tribunal a été appelé à peser le droit de M. Hall en vertu de l’article 15 de la Charte à un traitement égal sans discrimination fondée sur l’orientation sexuelle contre le droit à la liberté de religion stipulé au paragraphe 2 (a) de la Charte et la protection des droits d’une école religieuse en vertu du paragraphe 93 (1) de la Loi constitutionnelle de 1867.
[31] Supra note 14.
[32] Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, [2004] 3 R. C. S. 698.
[33] Supra note 23.
[34] Supra note 14.
[35] Ibid.
[36] Le juge MacKinnon énonce ce principe dans l’arrêt Hall : [TRADUCTION] « Si des personnes au Canada sont autorisées à affirmer simplement que leurs croyances religieuses leur commandent d’adopter un comportement discriminatoire contre les homosexuels sans évaluation objective, il n’y aurait plus aucune protection à la disposition des gais et lesbiennes au Canada parce que tous ceux qui veulent leur opposer un traitement discriminatoire n’auraient qu’à le déclarer. » Supra note 29, au par. 31.
[37] L’analyse du contexte en cause joue un rôle important dans la majorité des cas de conciliation de droits opposés. Le juge MacKinnon déclare dans l’arrêt Hall que « le bal des finissants en question ne fait pas partie d’un service religieux (comme la messe), qu’il ne fait pas partie du programme d’enseignement religieux du conseil, qu’il n’a pas lieu dans les locaux de l’école et qu’il n’est pas de nature éducative. » [TRADUCTION] Supra note 29, au par. 26.
[38] Barbeau v. British Columbia (Attorney General) (2003), BCCA 406.
[39] Halpern v. Canada (Attorney General) (2003), 65 O.R. (3d) 161 (Ont. C.A.).
[40] Ligue catholique pour les droits de l'Homme c. Hendricks, (2004) CanLII 20538 (QC C.A.).
[41] Supra note 1.
[42] Supra note 31, au par. 46.
[43] Le juge MacKinnon a exprimé ce principe dans l’arrêt Hall : [TRADUCTION] « L’une des qualités éminentes du Canada en tant que nation est que nous prônons tolérance et respect mutuel. Nous avons tous des droits fondamentaux, comme la liberté d’expression, la liberté d’association et la liberté de religion. Parfois, comme en l’espèce, nos droits individuels se heurtent aux droits de nos voisins et de nos institutions. Dans ces cas, nous devons, en tant qu’individus et en tant qu’institutions, prendre conscience des obligations qui accompagnent nos droits. M. Hall a l’obligation de témoigner à ceux qui ne partagent pas son orientation, le respect qui leur est dû, avec leurs valeurs et croyances religieuses. Réciproquement, pour les raisons que j’ai données, le directeur et le conseil ont l’obligation de témoigner à M. Hall le respect qui lui est dû lorsqu’il assistera au bal des finissants avec son invité, ses camarades de classe et leurs invités. » Supra note 29, au par. 60.
[44] Mémoire de la Commission ontarienne des droits de la personne, intervenante, au par. 35.
[45] Supra note 31, au par. 53.
[46] Ibid., au par. 55.
[47] Ibid., au par. 56.
[48] La nature relationnelle des droits à l’égalité énoncés dans la Charte est décrite expressément dans l’arrêt Syndicat Northcrest v. Amselem, supra note 2. Le tribunal déclare :  « Une conduite susceptible de causer préjudice aux droits d'autrui ou d'entraver l'exercice de ces droits n'est pas automatiquement protégée. La protection ultime accordée par un droit garanti par la Charte doit être mesurée par rapport aux autres droits et au regard du contexte sous-jacent dans lequel s'inscrit le conflit apparent. », par. 62.
[49] Ibid., au par. 52.
[50] Ibid. au par. 50.
[51] Ibid. au par. 51.
[52] Ibid.
[53] Supra note 23, au par. 51.
[54] Ibid., au par. 58.
[55] Ibid., au par. 49.
[56] Ibid., au par 56.
[57] Ibid.
[58] CODP, note d’information, “Reconciling Rights: Trinity Western, Marc Hall and Brillinger v. Brockie” 3 juillet 2002.


Discrimination Type: 

Section IV : Utilisation des outils

Dans le présent document, nous avons présenté un certain nombre de situations de conflits de droits opposés et leur réglement potentiel, afin d’illustrer les différents outils de conciliation. Ici, nous utiliserons chacun de ces outils dans un exemple pertinent de conflit entre des droits opposés : les commissaires de mariage de couples de même sexe et de mariage civil. Nous avons choisi cet exemple non seulement pour son actualité, mais également parce qu’il englobe les contextes des services et de l’emploi. Il existe différents moyens de trouver un équilibre entre les droits contradictoires dans cet exemple, et le résultat dépendra de l’approche utilisée (pragmatique ou fondée sur des principes) ou de la combinaison de ces deux approches.

Aux fins de cet exemple, présumons que les commissaires de mariage civil sont employés par la province pour célébrer des mariages. Un couple de même sexe décide de se marier à l’hôtel de ville de Toronto. Après avoir rempli les formulaires nécessaires, les futurs mariés, permis en main, veulent prendre rendez-vous pour la célébration. On leur explique que le seul commissaire disponible ce jour-là refuse, sur la foi de ses profondes et sincères croyances religieuses, de célébrer un mariage de personnes de même sexe. On conseille au couple de revenir le lendemain pour qu’un autre commissaire les marie. Le ministère de la Justice provincial, au courant du fait que certains commissaires refusent de célébrer des mariages de couple de même sexe en raison de leurs convictions religieuses, décide de présenter une loi qui contraindra tous les commissaires de mariage civil à marier des couples de même sexe quelles que soient leurs convictions religieuses personnelles. Plusieurs commissaires ont porté plainte auprès de la Commission des droits de la personne invoquant une violation de leurs droits religieux. De son côté, le couple de même sexe a également déposé une plainte pour services discriminatoires auprès de la Commission des droits de la personne. Les deux dossiers ont été joints.

Les questions posées à la Section II du présent document sont notre point de départ. Afin de déterminer s’il y a ou non un conflit réel de droits, nous devons commencer par nous demander si les droits en jeu sont correctement caractérisés et s’ils sont des droits valides, reconnus par la loi. Le couple de même sexe fonde sa plainte sur le droit à un traitement égal sans discrimination fondée sur l’orientation sexuelle dans un contexte de services (article 1 du Code) [59]. Comme le couple s’est vu explicitement refuser un service parce qu’il est de même sexe, une plainte pour discrimination fondée sur l’orientation sexuelle est la caractérisation correcte du problème. Il s’agit aussi d’un droit valide, reconnu par le Code lui-même. Les commissaires de mariage fondent leur plainte sur le droit à un traitement égal sans discrimination fondée sur la croyance en matière d’emploi (paragraphe 5 (1) du Code) [60] et le devoir d’un employeur de tenir raisonnablement compte des croyances religieuses de ses employés (paragraphe 11 (2) du Code) [61]. Les commissaires plaident que leur religion ne leur permet pas de célébrer des mariages de couples de même sexe et que la célébration de ce genre de mariages serait profondément et sincèrement contraire à leurs croyances religieuses. Ils veulent qu’il soit tenu compte de leurs croyances au même titre que la célébration de fêtes religieuses, sans qu’un préjudice injustifié ne soit causé. Si les commissaires produisent la preuve des exigences de leurs croyances religieuses, ils ont caractérisé correctement leur plainte, conformément au droit reconnu par la loi à un traitement égal sans discrimination fondée sur la croyance.

Passons maintenant à la troisième question, qui est celle de savoir si les besoins des parties sont véritablement en conflit. Dans le contexte des services, on pourrait soutenir que le « besoin » de se marier existe vraiment, mais pas à l’heure que le couple préfère. Toutefois, cet argument ne résistera probablement pas à un examen poussé car il constitue une discrimination à effets préjudiciables, en ceci qu’un traitement préférentiel est donné aux couples de sexe opposé. En effet, accepter cet argument reviendrait à accorder aux couples de même sexe une citoyenneté de deuxième classe. Par contre, le « besoin » d’adhérer à ses croyances religieuses est rempli dans le contexte des services parce que les commissaires refusent simplement de marier ces couples. Le besoin religieux des commissaires est en conflit direct avec le besoin de célébration du couple. La province, en tant qu’employeur, a peut-être l’obligation de tenir compte des besoins des commissaires, mais elle a absolument l’obligation de fournir des services sans discrimination. Il semble que ces deux besoins ne seront pas facilement conciliables et qu’ils sont réellement conflictuels.

À ce stade de notre évaluation, nous pouvons nous pencher sur les outils de conciliation et les résultats différents auxquels aboutissent les deux approches possibles, l’approche pragmatique et l’approche fondée sur des principes. Dans le contexte des services, si l’on se place sous l’angle des principes, le refus de célébrer le mariage d’un couple de même sexe viole les valeurs sous-tendant le Code. Plus précisément, la dignité inhérente et la valeur de ces personnes sont lésées par ce refus. Le refus de fournir le service à ce couple constitue un déni de leurs droits à l’égalité. C’est, en fait, la position que la Commission a adoptée.  Dans sa lettre au procureur général, à ce sujet, le commissaire en chef affirme comme suit :

[TRADUCTION] « Le refus par une autorité publique de rendre un service à un couple de même sexe ne constitue pas moins une violation du Code et de la Charte que le refus de fournir ce service à un couple interracial ou interconfessionnel. » [62] En effet, en autorisant les commissaires de mariage à choisir à qui offrir leurs services, on ouvre la porte à un nombre infini de refus fondés sur des croyances religieuses. Par exemple, un Catholique pratiquant peut refuser de marier un Catholique divorcé. L’approche fondée sur des principes, dans le contexte des services, met en exergue le mandat anti-discriminatoire du Code, tel que l’exprime l’appel à « un climat de compréhension et de respect mutuel de la dignité et de la valeur de toute personne de façon que chacun se sente partie intégrante de la collectivité » du Préambule. Comme le commissaire en chef nous l’a rappelé, « l’inclusion fait partie intégrante de l’égalité ». [63] [TRADUCTION]

L’approche pragmatique de la question du service commencerait sans doute par énoncer les principes et les valeurs susmentionnés, et passerait ensuite à l’examen du contexte en l’espèce. Facteurs à prendre en compte : la célébration du mariage par des autorités civiles est un service public; le couple remplit le critère d’admissibilité au mariage, donc il y a bien une obligation de fournir ce service, qu’il soit ou non opposé à la conviction d’un employé individuel; il y a une preuve définitive de discrimination contre un groupe protégé, identifiable; le Code ne contient aucune exception applicable à la prestation des services; la jurisprudence affirme que la liberté d’avoir des croyances est plus vaste que la liberté d’agir sur la foi de ces croyances, lorsque ces actions enfreignent les droits à l’égalité d’autres personnes, surtout dans le contexte des services [64]; la jurisprudence établit également que les fournisseurs de services publics doivent être capables de « laisser leurs opinions personnelles au vestiaire ». [65] Que l’on se place sous un angle fondé sur des principes ou sous un angle pragmatique, on arrive à la conclusion que le Code et la Charte garantissent tous deux aux couples de même sexe le droit à un service égal. Il ne faut pas laisser l’attitude de quelques employés « empoisonner » l’environnement pour les couples de même sexe qui demandent d’être mariés civilement. Néanmoins, l’analyse se complique lorsque la relation employeur-employés intervient dans l’équation de l’égalité.

Le conflit le plus intense, dans notre exemple, se situe au niveau de l’emploi; en effet, le débat rebondit maintenant vers la question de savoir s’il existe ou non une obligation d’accommodement dans ce cas précis. Sur la scène nationale, les gouvernements de l’Alberta et de la Saskatchewan ont adopté une position opposée à cet égard. Le premier ministre de l’Alberta, M. Klein, a privilégié une exception absolue pour les commissaires de mariage civil, déclarant que : « Ceux qui sont liés par des croyances ou des valeurs sociales ou culturelles, qu’elles soient religieuses ou non, seront libres d’exprimer leur opposition à la modification à la définition traditionnelle du mariage et ne seront pas contraints de promouvoir, de défendre ou d’expliquer le concept d’un mariage qui est contraire à leurs croyances. » [66] Ce raisonnement crée une importante obligation d’accommodement, extraordinairement large. De son côté, le gouvernement de la Saskatchewan a fermement nié l’obligation d’accommodement dans ce contexte particulier, et a annoncé que le commissaire de mariage civil qui refuse de célébrer un mariage de même sexe sera congédié [67].

Le gouvernement de l’Ontario, optant pour une voie plus modérée, a ajouté une exception législative pour les autorités religieuses qui refusent de célébrer des mariages de couples de même sexe (projet de loi 171) [68], tout en demeurant prudemment muet à propos des commissaires de mariage civil. Ce silence, comme nous l’avons déjà fait observer, indique le refus implicite de formellement tenir compte des croyances religieuses des commissaires. Il dénote tout de même le fait que le gouvernement se fonde sur la pratique de l’accommodement informel pour trouver un équilibre entre ces droits à l’égalité conflictuels. Alors qu’il est relativement facile de prendre des mesures d’adaptation informelles dans des grands centres urbains comme Toronto, qui compte suffisamment de commissaires de mariage pour assurer en permanence un accès égal aux services, ces mesures ne seraient pas possibles dans des centres ruraux de l’Ontario, sans mettre en péril l’égalité d’accès aux services des commissaires de mariage civil.

L’approche fondée sur des principes du droit à l’accommodement de ces employés commande en premier lieu un examen de l’étendue du droit. Il est important de souligner, toutefois, que cette approche est étroitement liée à plusieurs aspects de la conciliation pragmatique, comme par exemple l’évaluation des activités de base par rapport aux activités périphériques, l’opposition organisme public c. organisme privé, et la définition de l’« obligation d’accommodement ». Dans notre exemple, une comparaison avec les autorités religieuses serait utile. Le mémoire de la Commission présenté à la Cour suprême sur le Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe précisait ce qui suit : [traduction] « les autorités religieuses agissant dans une capacité religieuse officielle expriment leur religiosité dans l’exercice de leurs fonctions professionnelles. En revanche, des fournisseurs de services laïques qui ont des croyances religieuses personnelles ne peuvent pas prétendre que l’exercice de leurs fonctions professionnelles est l’expression de leurs croyances profondément ancrées. » [69] La délimitation de l’étendue de la liberté de religion est facilitée par cette approche comparative, car les deux contextes différents (laïque et religieux) font ressortir la distinction entre activités religieuses de base et activités périphériques. Les activités de base sont en général plus facilement protégées par les exceptions que les activités périphériques.

Une analyse contextuelle comparative, telle que celle-ci, permet de déterminer l’étendue de la protection des croyances religieuses dans des situations spécifiques. De même, à la lumière de la jurisprudence, la nature publique des fonctions des commissaires de mariage civil aura tendance à signifier qu’ils ont le droit d’avoir des croyances religieuses personnelles, mais qu’ils ne peuvent pas agir sur la foi de ces croyances : [traduction] « Le devoir d’une personne d’exécuter certaines tâches au travail ne peut pas, à la fin de la journée, violer la liberté de religion si, en raison de la fonction publique de cette personne, ces tâches sont essentielles et si l’omission de les exécuter enfreint les droits d’autres personnes en vertu de la Charte. » [70] Les tribunaux ont la plupart du temps conclu que la liberté de religion n’était pas une justification suffisante pour une conduite discriminatoire dans des domaines de la vie publique auxquels s’applique la législation en matière de droits de la personne [71].

La question de l’accommodement n’entrera même pas en jeu si l’on arrive à la conclusion que la liberté de religion, sur le plan des actions exécutées sur la foi de croyances personnelles et contraires aux droits à l’égalité d’autres personnes, ne s’étend pas aux fonctionnaires publics employés dans un contexte de service public. Néanmoins, les mesures d’accommodement ne peuvent pas nuire à la prestation des services : « L’obligation de fournir le service au public limite la capacité du fournisseur de services à accommoder les employés. » [72] [TRADUCTION]

L’approche fondée sur des principes peut mettre l’accent sur les valeurs du Code pour déterminer si le devoir d’accommodement existe ou non dans cet exemple précis. Les tribunaux des droits de la personne devraient se poser la question suivante : « Un besoin qui semble contraire au Code mérite-t-il moins d’effort d’accommodement qu’un besoin qui n’est pas contraire aux valeurs que prône le Code? » [73] Il se peut que le devoir d’accommodement ne s’étende pas aux situations dans lesquelles la discrimination contre un autre groupe dérive de l’accommodement proposé pour une croyance particulière. En vertu de l’approche fondée sur des principes, il y a lieu de se demander s’il est désirable de protéger une valeur qui est contraire à l’éthique du Code.

L’approche pragmatique du devoir d’accommodement tentera également d’établir les paramètres de ce devoir, mais en mettant davantage l’accent sur la réserve « à moins que cela ne cause une contrainte excessive ». Ainsi, si les couples de même sexe bénéficient d’un accès égal à la célébration du mariage et du même calibre de service lorsque l’employeur tient compte des croyances religieuses des employés, on peut affirmer que l’équilibre entre des droits opposés est atteint. Si l’on reconnaît que la liberté de religion n’est pas absolue, et qu’ainsi le devoir de tenir compte des croyances religieuses n’est pas non plus absolu, l’approche pragmatique commanderait de ne limiter les mesures d’accommodement que lorsque les droits de couples de même sexe sont violés (directement ou indirectement), ou lorsqu’une atmosphère « empoisonnée » résulte de la prise en compte des croyances religieuses des employés. Cette approche pragmatique demande aux couples de même sexe de protéger leur égalité d’accès aux services et de signaler tout manquement ou inégalité [74].

Dans notre exemple, la conciliation entre des droits contradictoires, dans le contexte des services, démontre une relation harmonieuse entre l’approche fondée sur des principes et l’approche pragmatique de la conciliation. Les deux approches atteignent la même conclusion à l’égard de la prestation des services. Toutefois, la conciliation des droits contradictoires dans le contexte de l’emploi, dans notre scénario, illustre les différents résultats que chaque approche peut produire. L’avantage de l’approche fondée sur des principes dans le contexte de l’emploi est qu’elle adhère strictement aux valeurs que protège la législation en matière de droits de la personne et qu’elle s’appuie sur des principes interprétatifs établis applicables aux exceptions prévues dans le Code. La conciliation axée sur des principes apporterait le niveau le plus élevé de certitude pour toutes les parties concernées, car les employés verraient l’étendue de leurs croyances religieuses au travail clairement délimitée, les employeurs bénéficieraient de directives avec solution alternative pour la prestation des services et le devoir d’accommodement serait clairement lié à la capacité d’assurer un service égal et accessible, et les couples de même sexe auraient l’assurance que le service sera toujours disponible dans un environnement « non empoisonné ». Pourtant, la certitude qui découle d’une analyse reposant uniquement sur une approche de la conciliation fondée sur des principes agit aussi comme une limite rigoureuse de cette approche. Elle n’est pas suffisamment souple pour assurer le respect mutuel et la compréhension qu’elle préconise. Elle privilégie également des idéaux et des valeurs aux dépens de facteurs plus réels et terre à terre.

Cependant, la flexibilité est inhérente à une approche pragmatique du contexte de l’emploi dans notre exemple. La conciliation pragmatique met le doigt sur des questions contextuelles très précises et est attentive aux conditions de travail au quotidien. Cette approche reflète généralement une mentalité du compromis qui tente de tenir compte des besoins et des droits de toutes les parties. Toutefois, la flexibilité et les compromis se font parfois aux dépens des valeurs anti-discriminatoires sous-jacentes. La conciliation pragmatique tend à accorder davantage d’importance aux situations particulières des acteurs pour évaluer la possibilité de parvenir à un compromis. Comme indiqué ci-dessus, cela signifie que ces personnes devront surveiller et évaluer la réussite du compromis.


[59] Article 1 du Code : « Toute personne a droit à un traitement égal en matière de services, de biens ou d’installations, sans discrimination fondée sur la race, l’ascendance, le lieu d’origine, la couleur, l’origine ethnique, la citoyenneté, la croyance, le sexe, l’orientation sexuelle, l’âge, l’état matrimonial, l’état familial ou un handicap. »
[60] Article 5 du Code : « Toute personne a droit à un traitement égal en matière d’emploi, sans discrimination fondée sur la race, l’ascendance, le lieu d’origine, la couleur, l’origine ethnique, la citoyenneté, la croyance, le sexe, l’orientation sexuelle, l’âge, l’existence d’un casier judiciaire, l’état matrimonial, l’état familial ou un handicap. »
[61] Paragraphe 11 (2) du Code : « La Commission, le Tribunal ou un tribunal judiciaire ne doit pas conclure qu’une exigence, une qualité requise ou un critère est établi de façon raisonnable et de bonne foi dans les circonstances, à moins d’être convaincu que la personne à laquelle il incombe de tenir compte des besoins du groupe dont la personne est membre ne peut le faire sans subir elle-même un préjudice injustifié, compte tenu du coût, des sources extérieures de financement, s’il en est, et des exigences en matière de santé et de sécurité, le cas échéant. »
[62] Lettre à l’honorable Michael J. Bryant, procureur général de l’Ontario, 20 décembre 2004, à la p. 2.
[63] Ibid.
[64] Supra note 29.
[65] Supra note 14.
[66]Daniel Girard, “Gay Marriage Fight Over; Alberta to begin issuing licenses. But law to protect opponents’ rights” Toronto Star (13 juillet 2005), A12.
[67] Gloria Galloway, “Refused gays rites, marriage official expects to get axe” The Globe and Mail (19 juillet 2005) A4.
[68] Supra note 13.
[69] Supra note 43, à 15-16.
[70] Ibid., à 16.
[71] Pour une analyse de cette question, voir le document préparé par le Canadian Human Rights Reporter pour la commission des droits de la personne de la Colombie-Britannique : “Human Rights Law in B.C.: Religious Discrimination” (mars 2001).
[72] Supra note 43, à 17.
[73] Ibid.
[74] On trouve un exemple proéminent de l’approche pragmatique suivie pour analyser le devoir d’accommodement de l’employeur dans des situations de droits conflictuels, dans la transaction conclue à l’égard d’une plainte portée contre le Markham-Stouffville Hospital. Sept infirmières avaient refusé de participer à des avortements au nom de leurs convictions religieuses. Elles ont déposé une plainte auprès de la Commission soutenant que leurs droits religieux avaient été enfreints lorsque l’hôpital les avait contraintes de participer aux interventions. En vertu des modalités de la transaction, l’hôpital a mis au point une politique qui autorise le personnel à ne pas exécuter directement une procédure ou y participer, si ses convictions religieuses s’y opposent, sauf si la vie de la mère est en danger. Dans cette situation, les convictions religieuses des infirmières sont prises en compte sans nuire à la capacité de la patiente d’accéder à la procédure d’avortement. Dans le contexte particulier de ce cas, il est possible d’assurer un accès égal et entier au service public tout en protégeant par la même occasion une interprétation large de la liberté de religion. Il convient toutefois de noter que cette approche pragmatique du devoir d’accommodement ne semble pas être celle que la Commission suit actuellement à propos des commissaires de mariage civil. La Commission semble préférer l’approche selon laquelle des employés fournissant un service public n’ont pas droit à ces mesures d’accommodement si ce droit exige l’exclusion des droits des autres. Par exemple, si le droit à la liberté de religion signifie que certains services ne seront pas fournis ou que certaines personnes ne seront pas servies, ce droit méritera moins d’être protégé que s’il s’agissait d’un droit positif de faire quelque chose, comme prier durant les heures de travail ou prendre des jours de congé pour des fêtes religieuses.

Organizational responsibility: 

Conclusion

Notre exemple met en lumière les différentes solutions que la conciliation, qu’elle soit pragmatique ou fondée sur des principes, peut offrir. Il illustre également les points communs entre ces deux approches et le vaste éventail des outils de conciliation qui peuvent être utilisés dans une situation donnée. La meilleure approche semble être celle qui combine et assortit ces deux styles de conciliation. En effet, il est impératif que ces deux approches se complètent. C’est pour cette raison qu’il faut éviter de considérer ces deux approches comme opposées. Au contraire, les deux méthodes de conciliation, pragmatique et fondée sur des principes, appartiennent au même continuum, et la plupart des conciliations ont lieu au centre, là où les deux approches se chevauchent. Enfin, il est toujours préférable de laisser le contexte particulier décider quels outils de conciliation seront employés. Autrement, nous courrons le risque d’en faire trop et d’aller au-delà de ce qui suffirait pour résoudre un conflit précis et, ainsi, d’alourdir inutilement le processus de conciliation de droits opposés. Les différents résultats analysés dans notre exemple ne sont pas uniquement le produit d’une approche pragmatique ou fondée sur des principes de la conciliation, ils servent également à illustrer différentes compréhensions philosophiques de l’égalité et des droits. Mais c’est un aspect qui sort du champ d’application du présent document.